mercredi 25 mai 2016

doux vient le vent?



Au matin
en écoutant du fond de ma tasse un ténor (L.R. de quoi)  avoir ses vapeurs avec la chienlit du Général, je me rumine qu'elle est comme les maillots de corps ou tricot de peau d'antan;
ça fleure bon le rude poil français qui s'emmêle les cotons (chinois).


 "Hélène a été communiste et révolutionnaire à l'époque où c'était courant, à l'époque où ça ne l'était plus, et à l'époque où ça l'est redevenu;
et puis, un beau matin et sans raison, elle s'est réveillée nue de toutes les idées auxquelles elle s'était consacrée.
Ce soir, elle avait eu des mots avec Pierre, son ex-mari toujours membre du bureau politique, qui avait basculé par stratégie auprès des plus jeunes du parti. On avait considéré Hélène comme une convertie fatiguée à la social-démocratie, une simple politicienne : elle avait vieilli, elle s'était amollie, peut-être avait-elle accepté les compromis de la vie.Où était passée sa colère?
Lâchement Pierre avait laissé instruire son procès par un petit excité aux cheveux rasés, qui portait un keffieh et qui ne ressemblait plus aux militants dont elle était amoureuse dans sa jeunesse.
surtout, elle s'était sentie humiliée lorsque Pierre l'avait lâchée en murmurant: "Tu dérives." 
Lorsque la distance augmente entre deux corps ou deux idées, par exemple le parti et son esprit, qui sait lequel des deux s'éloigne? Au micro, le petit excité l'avait qualifiée de défaitiste. Enfin les yeux d'Hélène étaient tombés sur le programme de leur plate-forme:
"Contre les délégué-e-s de la Y, nous avons défendu jusqu'au bout le projet Z, avant de voter la feuille de route susdite, nous regrettons vivement que cela n'ait pas été le cas d'une majorité (X,W ? ainsi que CCR), puisque sur la bas des points communs Y-Z, avec les camarades W qui se reconnaissent dans les orientations Y ou Z , nous proposons de redéfinir la priorité afin de regrouper les partisan-e-s
pour avancer vers la convergence, en combattant l'orientation des directions syndicales ralliées au gouvernement, pour constituer un authentique pôle alternatif sans négliger les luttes des militant-e-s écologistes, féministes et LGBTI."

"Est-ce que quelqu'un peut m'expliquer ce que ce charabia veut dire?" avait demandé Hélène en éclatant de rire; elle avait cru que Pierre plaisanterait avec elle. Maison l'avait regardée avec agacement, comme quelqu'un de la famille qui fait mine de ne pas comprendre, et de parler la langue de l'étranger, peut-être de l'adversaire;
Elle n'avait pas voté. elle savait très bien ce que le texte signifiait, depuis presque quarante ans qu'elle militait; pourtant, l'espace d'une seconde, les mots s'étaient fossilisés, et tout lui était apparu vain, réduit à des attaques et des contre-attaques sur un échiquier de papier; les mots s'étaient éloignés de la vie et avaient fui tout au fond d'une langue morte. Elle avait essayé de défendre à la tribune, en termes clairs, une ligne unitaire qui impliquait la réouverture de discussions avec d'autres organisations, mais l'audience lui avait parue fermée à ce langage ouvert;
Pour toute réponse, l'ami à lunettes carrées du jeune excité avait condamné "le virage stratégique électoraliste de la X, qui ne faisait que reconduire les naïvetés de l'ancienne position B, qui résultait d'une lecture erronée de la période que nous traversons et d'un scepticisme réformiste vis-à-vis de de la construction d'un parti ouvrier après la chute de l'URSS.
-Sans déconner, l'URSS?"
Elle avait gloussé. Après toutes ces années, on en revenait aux mots, et finalement aux initiales. Le militantisme commençait avec des idées et se terminait avec des lettres de l'alphabet. Parfois d'autres, parfois les mêmes
Peut-être qu'elle avait bu. Elle aurait voulu rire en leur compagnie.
"Est-ce que  ce sont les mots qui s'usent, ou les idées, ou les sentiments? Je n'en sais rien."
Aux premiers rangs, ils étaient consternés.
Au bout du compte, une jeune camarade qui portait dans ses cheveux frisés un bandeau multicolore l'avait tuée d'un regard; d'un air parfaitement froid, ni méchant ni compatissant, elle lui avait dit la pure vérité: " Je crois que tu as besoin de repos, tu traverses une période personnelle délicate." Son sourire avait ajouté: je pense que tu n'es plus ici chez toi.
Hélène avait enfilé son manteau et elle était partie.
Qu-est ce que j'ai fait de ma vie?
.../...

.../...
A la tribune, certains mots avaient changé, d'autres pas, et les visages, les attitudes, les gestes passaient de génération en génération : de son temps,il était question de science et d'idéologie, de Mandel, de Pablo, d'Althusser, d'aliénation, de dialectique, de matérialisme historique, de tiers-mondisme, d'impérialisme, de stratégie front contre front ou de campisme; tout cela semblait si vrai, si important, si actuel. C'était passé. Aujourd'hui elle entendait encore parler d'accumulation du capital ou d'émancipation des travailleurs pas eux-mêmes. et puis, avec la même empathie ou la même agressivité, le poing levé, le martèlement de la voix, les lunettes qu'on remet en place d'un seul doigt à la tribune, en remerciant les camarades pour leur attention, avant d'attirer cette même attention sur l'urgence d'une prise de conscience au sujet du sort réservé aux travailleurs de nuit, aux intermittents du spectacle, aux sans-papiers, aux réfugiés politiques du Cambodge, du Chili, de Tunisie, elle avait entendu apparaître les nouvelles formes du précariat, le sous-emploi, les subalternes,  la hiérarchisation sociale et le privilège blanc, l'hégémonie, les formes de socialisation, les savoirs et les pouvoirs de Foucault. et ça paraissait si vrai, si important, si actuel. Les références variaient, les bouches, les cheveux,  les mains des syndicalistes lycéens, étudiants,  revenaient d'année en année.
Le jeune excité avait les cheveux courts, mais il parlait comme Gabriel. Elle avait aimé Gabriel. Son camarade riait et levait le poing comme Pierre; Pierre avait été son mari. Et la jeune femme aux cheveux frisés, remontés par un bandeau de couleur, le tient grave et l'ait concerné, c'était elle. Hélène connaissait toutes les manières d'être révolutionnaire.
elle n'avait rien perdu de sa volonté, pourtant elle sentait dans le réel des limites, une plasticité lente et engluante, qui n'était pas déformable autant qu'on le souhaiterait. Le coeur politique tout entier tient à un élastique sur lequel personne ne peut prétendre tirer éternellement : on ne fait ce qu'on veut et on ne fait ce qu'on croit que jusqu'à un certain degré de tension. Lorsqu'elle y croyait sans condition, le monde entier se tendait comme un arc vers la lutte finale; mais la meilleure des volontés touche à son terme, tout se relâche.
Parvenue au bout de l'avenue, Hélène pense que toute sa vie elle aura essayé d'être juste et d'avoir raison.
Elle a l'impression d'avoir été juste, mais pas d'avoir eu raison.
.../..."

Tristan Garcia extraits de: "7" Editions Gallimard



 







dimanche 22 mai 2016

le monde et son mot de passe


"Ici la terre affirme sa présence calme et sûre,
tantôt charnelle, tantôt aérienne,
selon l'heure.
Ici l'homme comblé se garde du mot de trop,
sachant

que les dieux sont jaloux."

François Cheng



"Le tragique ne doit pas nous détourner de notre vocation d'ici, de dire ce que le souffle de vie a promis, et ce que nous-mêmes nous promettons.
Branche gorgée de sève, ou fracassée, fruit gonflé de lait ou éventré,

rires et pleurs renouent l'invisible fil." 

François Cheng 



"Dis donc ce qui vient de toi.
Dis tout ce qui te soulève au-dessus des contingences.
Le monde attend d'être dit,
et tu ne viens que pour dire.
Ce qui est dit t'est donné :

Le monde et son mot de passe."

François Cheng 


 "Lorsque arrive le vent, nous nous donnons entiers.
Au loin, mille papillons déchirent l'horizon.
Nous restons immobiles, pour être enfin, d'ici,

la sève, l'élan, le chant." 

 François Cheng extrait de: "Quand les âmes se font chant" Editions Bayard



 
Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...