"Le noir profond de la nuit se réfugia
dans la poitrine du matin. Dans l’étable, les yeux de Dappir et de
Derman brisèrent l’obscurité. Ces deux regards accablés commencèrent à
se ronger l’un l’autre, petit-à-petit. Derman, de ses yeux éreintés,
exténués, regarda Dappir, “tu l’as étouffé… étouffé…” dit-elle. Puis elle pleura des rivières.
Les mains de Dappir sanglotaient,
suaient, tremblaient, elles cherchaient où se tapir sous ses mamelles.
Un lit où elles dormiraient jusqu’à l’éternité. “Il est mort-né, l’enfant” dit Dappir, en baissant les yeux. Puis elle se tut…
Dappir dissimula Derman encore deux
jours, sous les tas d’herbes, dans l’étable. Elle lui apporta du lait
chaud, lui cuit des mûres grasses séchées, mais, peu importe tout ce
qu’elle fit, Derman ne porta rien à sa bouche. Elle but juste de l’eau,
elle but comme si l’eau lavait la douleur, éteignait le feu en son for
intérieur, juste de l’eau…
Memo était un homme croyant. C’était un
homme qui avait fait des voeux aux immenses montagnes, prié l’eau,
l’arbre, le soleil, et versé tant de larmes. “Pauvre de moi, maintenant, il faut que le maître de cette terre et du ciel me montre le chemin”.
Memo se réveilla cette nuit là trempé de
sueurs. Il avait fait un rêve. Dans ce rêve, Derman était morte ! Sous
un arbre saint il y avait juste Memo, et la dépouille de Derman. Comme
eau, il n’y avait même pas une goutte de rosée. Sa fille était nue, et
Memo la lavait de ses larmes.
Il se leva et ouvrit ses mains vers le
soleil sur le point de se lever, il fit d’abord le voeux du bien pour
tous, puis une place pour lui, dans un coin. Ensuite, il réunit tous ses
enfants et sa femme, autour du poêle en tôle qui feuilletait en
étincelles. Désormais, personne ne devrait dire à Derman un seul mot
plus lourd qu’une rose. Que le dieu ne montre la douleur de la perte
d’un enfant, mieux vaudrait qu’il prenne sa propre vie. Ils allaient
manger sous ce toit et se débrouiller, quelle que fût leur fortune. Ils
verraient ce qui était écrit sur leur front…
D’un ordre de commandement, il envoya sa
femme vers Dappir. Sa fille était trop précieuse pour être proie d’un
“voyou blond”, il ne l’avait pas élevée dans la pauvreté pour rien…
Dappir, mains sur la poitrine,
accueillit la mère de Derman. Comme si les montagnes s’étaient écroulées
et que Dappir était restée dessous. Elle déversa toute la souffrance
de ses mains sur la mère, elle raconta tout par le menu. Comment elle
avait fait, elle ne comprenait pas non plus, qui voudrait bien épouser
Derman avec un bâtard… C’était arrivé d’un coup, voilà, d’un coup…
Elles s’enlacèrent et, ensemble, pleurèrent des millénaires sur leur sort.
Sur ces terres, s’il y a un père
derrière une femme, s’il est solide comme une montagne, inébranlable,
elle ne se laisse pas abattre facilement. Elle ne devient pas caillou,
poussière, fumée, elle ne se donne pas la mort. Derman rentra à la
maison avec sa souffrance. Elle s’enferma sur elle-même. “Eh, ouais, non”.
Elle bâtit avec ces trois mots un tombeau au plus profond d’elle, elle y
tint la garde jour et nuit, elle se donna aux tâches ménagères.
Des tempêtes éclatèrent, des pluies tombèrent, les neiges de montagnes immenses fondirent, et remplirent les ruisseaux.
La mère Terre appela le printemps, avec
toute ses splendeurs. Grâce à cela, Derman se ressaisit au moins un peu.
Elle avait enseigné tout ce qu’elle savait, le temps ferait le reste.
Derman était une plaie devant les yeux
de Dappir, une plaie qui sans cesse, avec une pierre, rossait ses mains.
Cela ne pouvait continuer comme ça, ce n’était plus possible. Un matin
elle se réveilla avec les coqs. Elle se jeta sur les sentiers
montagnards et disparut bientôt des regards. Elle arriva, dans un
hameau, allez savoir combien de villages plus loin, chez le berger
Cafer, son kirve. Il y a trois ans, Cafer avait perdu sa femme, d’une pneumonie. Elle avait laissé derrière elle quatre orphelins.
Dappir prit Cafer en face d’elle. Elle raconta Derman, et tout ce qui s’était passé: “Derman
est blessée, elle est jeune, candide, si tu panses sa plaie, si tu la
soignes et la guéris, elle serait pour toi une bonne épouse, un bonne
belle-mère pour tes enfants. Vas donc la chercher, prends la, et sauve
Derman, sauve toi, et moi-même, au nom de la confession…”
Ensuite, elle sortit de sa poche cousue
sur sa ceinture, une pièce d’or, et la laissa dans les mains cornées
comme de la pierre de Cafer. “C’était la pièce pour mon linceul, tu
la donneras à la mère de la fille, comme son droit au lait. Allez, et
que je puisse être en paix” dit-elle, et repartit vers sa maison, le tombeau de ses mains.
Ce que Cafer espérait était un oeil,
Dappir lui en proposait deux. Il déferla comme une déluge, Cafer, et en
un clin d’oeil fut à la porte de Memo. Il lui demanda Derman, avec la
bénédiction d’Allah, comme épouse. La pièce d’or de linceul de Dappir
rejoint alors les perles, au cou de la mère de Derman, telle une grande
soeur.
Derman ne voulut ni henné, ni noces.
Elle ne demanda ni qui est Cafer, quel genre d’homme il est, ni ne le
regarda. Quelques jours plus tard, ils partirent, Cafer devant, Derman
derrière, et s’évanouirent sur les sentiers de la montagne.
Cafer se comporta toujours bien envers
Derman. Et, avec le temps, Derman apprécia Cafer. Elle ne revint plus
jamais à son village, jusqu’à la mort de son père Memo. Pendant de
longues années elle n’eut d’enfant, puis ils eurent une fille, et un
garçon.
Les mains de Dappir s’étendirent sur
l’herbe et les rochers. Tout le monde finit par apprendre le sang sur
ces mains. Elle perdit la respectabilité, devint une autre Dappir. Pour
cette Dappir là, ignorée de tous, chassée de partout, il n’y eut de
place dans ce village où elle était née, avait grandit, souffert, même
dans le cimetière où étaient enterrés ses proches… Alors, elle vendit
tout ce qu’elle pouvait, et elle s’installa dans un village de Kuzuova.
Quand Dappir est-elle arrivée dans ce
village, comment les pierres jetées l’ont poursuivies jusqu’ici, nul ne
le sait. Tout ce qu’on sait, c’est que personne n’aime Dappir,
désormais.
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A vis à la population:
(A la guerre comme à la guerre sur les bords de l'estuaire)
Au lieu de s'escrimer à trouver chaussure à son pied