"Devant un enfant on ne parle ni d'argent,
ni d'amitié trahie, ni d'amour déçu, ni de vieillesse à charge. Ni de la
fin de l'enfance. Il vaut son poids d'or et de ciel, ce droit de
penser, agir, rêver sans conséquence."
Jean-François Deniau
- On affirme souvent que « tout le monde peut écrire ».
Jean Rouaud : - Je l’ai moi-même cru longtemps, et j’ai été plutôt enclin
à inciter à écrire tous ceux qui en manifestaient le désir. On est tous,
tout le temps dans l’écriture – d’un rapport, d’une carte postale, pour
laquelle on essaie de trouver une tournure un peu fine, un peu drôle.
Et on est tenté de se dire qu’il suffirait d’allonger la phrase pour lui
faire porter une histoire, et que, ma foi, de la carte postale au roman,
il n’y aurait qu’une question de temps et d’énergie.
En fait, je crois de plus en plus que ce saut de la carte postale au livre,
c’est l’engagement de toute une vie. Ce n’est pas quelque chose qui
se fait impunément. Il y a un prix très lourd à l’écriture, qui consiste
à abandonner, en fait, quasiment toute ambition sociale."
Jean Rouaud extrait de: "Les champs d'honneur"
" Les mots, j'ai appris à les aimer tous, les
simples et les compliqués que je lisais dans le journal du maître, ceux
que je comprends pas toujours et que j'aime quand même, juste parce
qu'ils sonnent bien. La musique qui en sort souvent est capable de
m'emmener ailleurs, de me faire voyager en faisant taire ce qu'ils ont
dans le ventre, pour faire place à quelque chose de supérieur qui est du
rêve. Je les appelle des mots magiciens : utopie, radieux, jovial,
maladrerie, miscellanées, mitre, méridien, pyracantha, mausolée, billevesée, iota, ire, parangon, godelureau, mauresque, jurisprudence confiteor, et tellement d'autres que j'ai retenu sans effort, pourtant sans connaître leur sens."
Franck Bouysse extrait de: "Né d'aucune femme".
La plage sortait masquée
et à distance raisonnable
pour ne pas contaminer par ses gouttelettes de sable
un océan désarmé.
L'histoire d'un pays qui brille de mille
feux et que tout le monde peut rejoindre. Il y a des mots pour ça :
eldorado, mirage, paradis, chimère, utopie, Lampedusa. C'est l'histoire
de ces bateaux qu'on appelle ici kwassas kwassas, ailleurs barque ou
pirogue ou navire (…). C'est l'histoire de ces êtres humains qui se
retrouvent sur ces bateaux et on leur a donné de ces noms à ces gens-là,
depuis la nuit des temps : esclaves, engagés, pestiférés, bagnards,
rapatriés, Juifs, boat people, réfugiés, sans papiers, clandestins."
Nathacha Appanah
"La vie est ainsi faite, on n'y peut rien.
Grandir, c'est apprendre à calculer, dans tous les sens du terme. Mais
ce que l'on ne vous dit pas à l'école, c'est que vous y perdrez vos
rêves au passage."
"La mer s'en va. Elle quitte les côtes, leur cède l'espace d'une marée l'éphémère victoire du terrain, offre aux coquillages qui pourraient ne jamais les voir les nuages, le soleil ou les étoiles.La mer s'en va pour une ronde au large, portée par le clapot du courant du jusant.
Toi, le marin, qui l'aime d'un amour si profond qu'il t'en vient parfois de la maudire, de la haïr et de l'insulter, les fibres de ton appel vibrent au rythme du flot et du jusant. La mer monte, descend, vient, repart ainsi que fait ton sang dans ton coeur pour alimenter ton corps.
Je pourrais t'écrire des Nourritures océanes , assis au café du Port, face à un verre de rhum dont le fond ferait trace sur la page blanche.
J'ai goûté à la mer, et elle avait un fameux goût.
L'initiation à la générosité des immensités salines est aisée: il suffit d'aimer.
Sans jamais oublier que les grandes amours sont souvent impitoyables et que les poètes de la rive qui se laissent emporter par le courant de jusant peuvent y laisse des rimes. Car ce courant porte vers le large, et regagner la terre n'est pas toujours facile."
Gérard Janichon extrait de: "Voyages sans escale"
"La nostalgie, c'est comme les coups de soleil : ça fait pas mal pendant, ça fait mal le soir."
"Je ferme enfin les yeux. Je ne dors pas mais mes yeux sont fermés. La
lumière du jour perce à peine, des taches de couleur flottent
au-dedans, indistinctes. J’entends tout ce qui bouge, respire. Tout.
Rien n’échappe à mon ouïe. Les différents groupes électrogènes du
quartier, le sifflement d’une bouilloire, le bourdonnement d’une mouche
qui me nargue, une voiture qui s’éloigne, une autre qui s’approche, des
klaxons lointains, un avion de ligne qui passe au-dessus, quelques
aboiements, aigus, rauques, un tapis qui se fait battre, le cri d’une
sirène, l’énième grondement circulaire des avions de chasse de Tsahal,
une scie électrique au travail, la matière qui cède, une sonnerie de
téléphone, quelques notes d’un piano, une voisine qui appelle le
concierge, qui insiste, une série télévisée doublée, des gémissements,
les notes de piano qui reviennent, tentent d’élaborer, le chat qui
s’avance sur le haut du dossier du canapé, au-dessus de mon crâne
dégarni, qui me tapote d’une patte, griffes rentrées, le troisième ou le
quatrième appel à la prière du muezzin, puis le trou.
Mes yeux ont dû se rouvrir d’un coup, je ne sais plus. Je me suis retrouvé dans la rue, ces mêmes rues et places conquises l’automne précédent, j’ai failli écrire libérées, mais nul autre, ni les camarades, ni les indécis, ni les misérables,
ni les tentes dressées, ni ce poing géant et ce drapeau de parade, ni
la flicaille, ni la soldatesque, ni les mouchards, ni les gaz, ni les
irritations, ni les ambulances, seuls les graffitis, les murs, les
blocs, les barbelés et mon corps figé. Et ce tract à mes pieds,
retourné, un peu chiffonné. Un nuage vient m’offrir un répit d’ombre,
progressivement il couvre tout ce supposé centre-ville. Il bouge
lentement, lourdement. Je finis par lever la tête. Rien de particulier
de prime abord, un des gratte-ciel avait semble-t-il éclipsé le soleil,
sombre menhir érigé. L’air cependant. Chaque molécule, chaque atome, ou
presque. À peine visibles. Un instant je les avais confondus avec de la
poussière. Ils ne bougeaient pas eux aussi. Ce n’est que quand je me
suis mis à enfin me mouvoir qu’ils se mirent à en faire de même. On
aurait dit qu’ils m’accompagnaient, que j’en faisais partie. J’avais
hésité à me pencher et retourner le tract, un peu de rouge et de noir
transparaissaient. J’avais tout autant hésité dans la direction à
prendre. Mes pas décidèrent pour moi, ils ne me menèrent pas bien loin.
Un vaste parking aérien puis un autre traversés, juste un véhicule,
vraisemblablement abandonné, les quatre pneus à plat, un maladroit vous tous
barrant le pare-brise arrière, et la mer qui s’étalait derrière
d’autres barbelés. Deux navires jumeaux mouillaient, côte à côte, du
bleu et du blanc, bleu de cobalt. Nul pavillon. Avaient-ils un nom ? Les
bateaux en ont-ils obligatoirement un ? Ils avaient l’air intact,
flambant neuf. Leur proue me faisait face. C’est si imposant, si
rassurant, un navire à quai, deux navires identiques côte à côte, encore
plus. Colosses étendus. On en oublierait ce qui les attend. J’étais
resté à distance, la route entre nous, cinq cent mètres, huit
cent peut-être. Les molécules et les atomes s’épaississaient, prenaient
une forme de moins en moins abstraite et, en même temps, ils ne
ressemblaient à rien. Ils semblaient m’attendre. Je tendis une main, la
gauche je crois bien. Je l’agitais assez grotesquement au bout d’un
moment. Ils ne réagissaient pas pour autant. Points obstinément fixes.
De même le soleil derrière le gratte-ciel. De même les jumeaux, le
bassin dans lequel ils avaient jeté l’ancre, tout autour, au-delà,
l’horizon, aussi loin que mes yeux pouvaient distinguer, la moindre
entité pour tout dire. Résolument fixes. Je ne savais plus s’il fallait
en rire ou si je devais tout simplement m’en aller. J’avais le choix,
côté ouest, ou le sens inverse, côté nord, ou encore faire machine
arrière. Je me disais que les gens allaient forcément commencer par
apparaître, ne serait-ce que l’un après l’autre. Cela allait se
dissiper, il ne pouvait en être autrement. C’est à cet instant précis
que j’entendis ce son lointain. Cela dura quelques secondes. Quelques
autres secondes et cela se répéta. Toujours aussi lointain, toujours la
même durée. Ce n’était pas un cri. De nouveau, après quelques secondes.
Et de nouveau. Encore. Tel un métronome. Je ne parvenais pas à
reconnaître ce son, sa nature. Au-dessus, le ciel s’était figé entre
jour et nuit. Il ne basculait pas, ni d’un côté ni de l’autre. Il ne
pouvait. La mer était son miroir.
Ce n’est qu’au bout de la neuvième fois que je me rendis compte que
cela s’approchait. La même cadence, la même mesure. Une voix humaine
assurément. Un chœur ? Un accord peut-être. Cela se rapprochait très
lentement. Était-ce des mots scandés, un tambour qui les accompagnait ?
Pour chaque mot, chaque vocable, un coup. Je pouvais les compter, mais
je ne distinguais pas les paroles, pas encore. Cela n’en finissait plus
de s’approcher.
C’est seulement au contact que se découvrent l’ami et
l’ennemi. Une situation politique ne procède pas d’une décision, mais du
choc ou de la rencontre entre plusieurs décisions. Qui part du proche
ne renonce pas au lointain, il se donne juste une chance d’arriver. Car
c’est toujours depuis l’ici et maintenant que se donne le lointain.
C’est toujours ici que le lointain nous touche et que nous nous en soucions. "
"Récapitulons : un professeur est décapité en France par un islamiste
convaincu que montrer un dessin du trou de balle du prophète mérite la
mort. Et, en réaction à cet attentat, de nombreux musulmans dans le
monde, boycottent la Vache qui rit et le Caprice des Dieux pour dénoncer
l’"islamophobie" présumée de la France.
Pour les auditeurs qui n’auraient pas suivi l’évolution du monde ces
dernières années, il s’agit de faits réels et pas du résumé du prochain
film de Sacha Baron Cohen.
Alors c’est vrai qu’on pourrait s’interroger sur la logique qui
pousse des musulmans à se lancer dans ce genre de boycott, quand on
connaît l’attachement des Arabes pour la Vache qui rit et le Caprice des
Dieux (que je partage) et surtout quand on connaît l’indifférence
quasi-totale du monde musulman au sujet du massacre des Ouïghours par la
Chine et celui des yéménites par l’Arabie saoudite. Comme quoi certains
attachent plus d’importance à un dessin qu’à la vie de ceux qu’ils
considèrent comme "leurs frères". Ce qui donne tout son sens au mot
famille et la folle envie d’en faire partie… ou pas.
Comme si ça ne suffisait pas, après qu’Emmanuel Macron ait promis à
Samuel Paty que la France ne renoncerait pas aux caricatures, le premier
ministre pakistanais et le président turc, ont :
Traité le Président français d’“islamophobe“ pour l’un
Et invité à passer un examen de santé mentale pour l’autre.
Je sais que d’habitude ces incitations à la haine à peine voilées,
sous couvert de dénonciation d’une “islamophobie“ présumée de Charlie
Hebdo, de Mila, de la France, des laïcs et du modèle français, étaient
plutôt le fait de militants communautaristes, d’animateurs télé, ou
encore de stars de la téléréalité légitimant la haine sous couvert de
compassion.
Mais là, il s’agit d’un président et d’un Premier ministre en exercice désignant ouvertement la France comme cible, ce qui est assez différent.
C’est simple, pour retrouver ce niveau d’indécence, il faudrait
recenser l’ensemble de ceux qui n’ont rien trouvé de mieux que de
continuer à qualifier les dessins de Charlie Hebdo d'"islamophobes"
après que sa rédaction ait été décimée. Si, si, je vous assure, il y en
a.
Franchement, à ce niveau de haine à l’égard du modèle laïc français, on pourrait presque parler de koufarophobie.
Oui la koufarophobie, la haine de tous ceux qui défendent un autre
modèle que l'islamisme. C’est la stigmatisation de tous les mécréants,
mais aussi de tous les musulmans qui considèrent que ce n’est pas un
dessin qui leur fera, ni un deuxième trou au derrière, ni renoncer au
Caprice des dieux.
Comme d’habitude, ces appels à la haine et ces incitations à
commettre des attentats s’abritent pudiquement derrière la défense de
pauvres musulmans choqués par un dessin, pour mieux condamner à mort
ceux qui préfèreraient en rire.
Jamais les appels au meurtre lancés par ceux qui passent leur temps à
qualifier la France et le modèle français d’"islamophobes" n’auront été
aussi clairs et, je le crains, aussi dangereux.
Ce qui est dommage, parce que s’il s’agissait d’un échange apaisé et
constructif nous pourrions comparer sereinement le modèle français avec
le modèle de liberté d’expression à l’iranienne, la saoudienne, la
koweitienne, la turque et la pakistanaise juste histoire de voir, lequel
on préfère. Moi, personnellement j’ai choisi."
"Si la matière grise était plus rose, le monde aurait moins les idées noires."
Pierre Dac
"Il nous en coûte de le reconnaître mais nos directeurs de conscience en activité, ce sont les vedettes du showbiz dont le nom s'affiche au bas des pétitions."
Régis Debray exytrait de "Lettre ouverte de Régis Debray à Pierre Nora-L'OBS/idées-n°2020
"Les journaux ne parlèrent plus que de cela.
Les éditoriaux flambèrent, les grandes consciences tempêtèrent;
le public, lui en redemanda, dès la première diffusion.
L'émission, qui s'appelait sobrement "Concentration", obtint une audience record.
Jamais on n'avait eu prise si directe sur l'horreur.
"Il se passe quelque chose", disaient les gens.
La caméra avait de quoi filmer. Elle promenait ses yeux multiples sur les baraquements où les prisonniers étaient parqués: des latrines, meublées de paillasses superposées. Le commentateur évoquait l'odeur d'urine et le froid humide que la télévision, hélas, ne pouvait transmettre.
Chaque Kapo eut droit à plusieurs minutes de présentation.
Zdena n'en revenait pas. La caméra n'aurait d'yeux que pour elle pendant plus de cinq cents secondes.
Et cet oeil synthétique présageait des millions d'yeux de chair.
-Ne perdez pas cette occasion de vous rendre sympathiques, dit un organisateur aux kapos. Le public voit en vous des brutes épaisses: montrez que vous êtes humains.
-N'oubliez pas non plus que la télévision peut être une tribune pour ceux d'entre vous qui ont des idées, des idéaux, souffla un autre avec sourire pervers qui en disait long sur les atrocités qu'il espérait les entendre proférer.
Zdena se demanda si elle avait des idées.
Le brouhaha qu'elle avait dans la tête et qu'elle nommait pompeusement sa pensée ne l'étourdit pas au point de conclure par l'affirmative.
Mais elle songea qu'elle n'aurait aucun mal à inspirer la sympathie.
C'est une naïveté courante: les gens ne savent pas combien la télévision les enlaidit, Zdena prépara son laïus devant le miroir sans se rendre compte que la caméra n'aurait pas pour elle les indulgences de son reflet."
"Comment préparer le monde d'après ? Comment aménager nos
territoires pour répondre aux enjeux actuels et à venir ? Que faire en
tant que citoyens, d'autant plus en tant que jeunes ? L'épicerie
associative La Locomotive en partenariat avec le Ciné Malouine posent
ces questions et organisent en avant-première la projection du film
documentaire DOUCE FRANCE, à Saint Malo de Guersac, vendredi 6 novembre à
20h30. La projection sera suivie d'un échange rassemblant maraîchers, élus locaux et associations. Un bouillonnement de réflexions
et d'initiatives qui fera écho à la belle dynamique en cours partout en
France. Ce film documentaire a reçu le prix internationale du film de l'environnement."
J’ai appris ce matin que la maison et la forêt de la romancière Jean Hegland, dépeinte dans son très beau roman Dans la forêt,
avait été détruite cet été par les incendies qui ont ravagé la
Californie. Une source d’inspiration, de beauté et de vie, réduite en
cendres… J’en ai été bouleversée. C’est tragique naturellement, mais
pourquoi cette perte me touche-t-elle autant ?
Examiner la succession des catastrophes est devenu la litanie de nos
journées et des incendies, malheureusement, il y en a maintenant toute
l’année. En Californie, en Australie, au Brésil ; le monde n’en finit pas de brûler et ce n’est pas la première fois que je me confronte au sujet.
Mais on est toujours plus percuté par les drames qui touchent une
personne ou un lieu qu’on connaît, qu’on a appris à aimer, que ce soit
par l’expérience vécue ou en imagination.
C’est ainsi que je me suis sentie particulièrement touchée récemment par les projets de travaux menaçant les étangs de Ville-d’Avray (Hauts-de-Seine).
Ces balades qui nous faisaient partir le dimanche dans la Simca
familiale constituaient mes échappées au vert de gamine parisienne, qui
tentait pleine d’espoir de faire germer quelques glands, au retour, dans
un verre. Je ne préfère même pas savoir ce que devient le bois de
Meudon où je passais une grande partie de mes étés en centre aéré,
m’initiant au judo et à la construction de cabanes, découvrant les
différentes espèces de champignons, arpentant en cachette la « carrière » où on dénichait encore parfois, tout excités, de vieux restes de douilles et de munitions.
S’évader l’espace d’un instant au cœur de la jungle
J’ai appris en revanche la destruction programmée des magnifiques serres d’Auteuil [à cause de l’extension de Roland-Garros],
dont il suffisait de pousser la porte pour pénétrer dans un autre
univers, soudainement enveloppée d’une touffeur gorgée d’humidité, du
silence teinté du ruissellement des gouttelettes de condensation,
entourée de fleurs majestueuses, envoûtantes et vaguement inquiétantes.
Où l’on pouvait, entre le boulevard périphérique et Roland-Garros,
s’évader l’espace d’un instant au cœur de la jungle, de la selva et se prendre pour une exploratrice, serrée au sein de l’armature aérienne « bleu Formigé », du nom de son architecte, un contemporain du Conrad de Au cœur des ténèbres et du Théâtre Amazonas, l’opéra de Manaus… Peut-être est-ce de cette époque que date mon goût pour la fin du XIXe siècle et les plantes tropicales, qui sait ?
J’aimerais tant que d’autres petits Parisiens puissent eux aussi
écarquiller les yeux devant les noms latins, s’abandonner à la charge de
la moiteur qui pénètre chacun de vos pores, se perdre en tremblant dans
les allées en se demandant si y vivent aussi des araignées géantes et
des serpents venimeux, et s’y forger leurs propres rêves..../...
Jean Hegland déplorant la destruction de sa maison à cause du changement climatique.
.../...
Cette maison, cette forêt de Jean, nous sommes nombreuses à les avoir symboliquement parcourues en suivant Nell et Eva. J’ose à peine imaginer ce que représente une telle perte. Et pourtant, plus près de nous, les images cataclysmiques de la vallée de la Roya
nous obligent à ne pas détourner le regard. Comment pourrions-nous
assister au spectacle désolant et terrifiant de ces maisons emportées
par les flots sans y penser ? Il
faudrait être dépourvu tout à la fois de lucidité, d’imagination et
d’empathie pour ne pas se projeter… Si le Vercors s’écroulait, emportant
nos maisons, patiemment aménagées et peuplées de tous nos souvenirs,
dans un amas de roches, si la forêt alentour finissait en cendres, si
nos rivières de la Drôme s’asséchaient, si chacun de ces cols dont on
connaît le nom disparaissait, si on ne voyait plus les chevreuils aller
et venir en bordure des champs, si nos paysages familiers étaient ainsi
aplatis, gommés, détruits… C’est ce qui se passe pourtant déjà dans de
nombreux pays, ce qui s’est toujours passé nous rétorquent les « rassuristes », mais qui est en train de s’accélérer selon tous les scientifiques.
Que tout ce qui semble étranger devienne familier
Et parfois, donc, la catastrophe vient s’incarner dans un lieu ou un
visage ami. C’est le cas pour Jean, que j’ai eu la chance de rencontrer à
Paris et sa forêt, qu’elle nous a donnée à partager. Il se trouve que
c’est dans le même comté de Sonoma, en Californie, que Jack London avait
situé la fin de son roman Radieuse aurore et qu’il avait construit, à Glenn Ellen, sa « house happy »
qui brûla en une nuit. Ce fut un lieu ami encore cet été qui partit en
fumée avec la belle pinède de Chiberta, à Anglet, où mon fils allait se
promener avec ses grands-parents quand il était petit. Et c’est le
souvenir qui m’étreint, insoutenable, à la vue des images qui nous arrivent du Rojava et de ses habitants, à feu et à sang… La catastrophe devient alors intime et concrète, douloureusement.
« On ne défend bien que ce qu’on
a appris à aimer, appréhendé par l’esprit et intégré par les sens. Non à
la manière d’un scientifique disséquant les caractéristiques communes
entre l’espèce humaine et le reste du monde vivant, ni du mathématicien
posant les interdépendances en équations, mais à la manière de ce que
l’on saisit par l’épreuve, entendue dans son sens originel et non dans
son acception judéo-chrétienne : l’épreuve qui permet de juger la valeur
d’une idée, d’un paysage, d’une relation. » Cette conviction que j’exprimais dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, l’importance de l’attachement par les sens pour redouter et ressentir la perte, n’a fait que se renforcer depuis.
Il ne s’agit évidemment pas de s’infliger une solastalgie anticipée, de ce terme qui recouvre la « douleur de perdre son habitat, son refuge, son lieu de réconfort »,
mais de s’attacher et s’assurer, par ces liens, que les lieux et
visages amis ne disparaîtront pas sans qu’on se soit battus pour eux.
Cela doit nous inciter à reconsidérer ce qui semble aller de soi, à en
questionner la permanence, à savourer la présence des merveilleux insignifiants du quotidien
et profiter, chaque jour, de ce qui est encore là. Cela doit aussi nous
convaincre de favoriser et multiplier, chaque fois que c’est possible,
les points de contact et de rencontre pour que tout ce qui semble
étranger devienne familier, une chose à laquelle on tient, parce qu’elle
est entrée dans notre petit monde intime de plain-pied."
"Inquiète et libre à la fois, la sensibilité cherche des stimulants et
des ivresses. Le salut est dans le rapprochement de toutes ces âmes
avides, de ces cœurs anxieux. La sociabilité devient l'unique et
providentielle dimension de l'homme."
"A force d'entrer dans les détails du passé, on se rend le présent tolérable."
Maxime Du Camp
« Il avait eu le temps de voir Le temps de boire à ce ruisseau Le temps de porter à sa bouche Deux feuilles gorgées de soleil
Le temps de rire aux assassins Le temps d’atteindre l’autre rive Le temps de courir vers la femme Juste le temps de vivre. » Boris Vian, « l’Evadé », 1954