samedi 19 février 2011

choice



 une vidéo proposée par Olivier

écris sur ce que tu n'as pas le droit de taire


-manif des "Chantiers" années 50 -

../...Ecris sur ce que tu n'as pas le droit de taire.
Ce n'est plus mon père qui me parle. il s'est éclipsé derrière son bouquet d'asphodèles au milieu des Tchouvaches et des Yakoutes.
Ecris sur ce que tu n'as pas le droit de taire. c'est un conseil de Gorki qu'Aragon, le grand écrivain national qui éclaire la route de l'avenir reprend dans une préface à un roman soviétique;
Pourtant il n'est pas le mieux placé pour donner à son tour ce conseil.
Elever l'enfant hors de l'eau: voilà encore le geste salvateur qu'Aragon s'attribue dans sa postface aux Communistes.
Tout s'annonce par une très  belle soirée à la Grange-aux-Belles, le 17 juin 1949. Le grand écrivain rencontre son public. Depuis un mois, on a salué le roman génial, on l'a écrit et réécrit- c'est à dire répété- en lettres d'or dans le journal du parti lu par une avant-garde qu'on peut estimer à un bon million de lecteurs. Il a donné des gages et il règne. Si besoin, il écrase. La soirée  a des airs de triomphe , il fait une entrée solennelle dans la salle des syndicats, monté sur un quadrige, acclamé par le public. Mais les congratulations ont le goût amer du quiproquo. il se sent humilié, lui qui n'a subi d'humiliation que d'en haut. Jamis (dira-t-il)) je n'ai été aussi triste de ma vie.
A la Grange-aux-Belles, mon père écoute la couturière et l'employée de métro et le représentant des métallos parler de son roman au grand écrivain, louer la vérité des faits, notamment au sujet du pacte germano-soviétique, évoquer des souvenirs personnels prouvant que la littérature est enfin de plain-pied avec la vie. Mon père est enthousiaste mais il n'est pas tout à fait dupe. Après avoir serré des mains, il rentre à la maison du quai de Grenelle, il rentre à pied, heureux de sa soirée et de ma naissance mais circonspect. il descend le boulevard Sébastopol, coupe par le pont au Change, s'assied cinq minutes sur un banc place Dauphine, repart, il a de bonnes chaussures à bout arrondi. A la maison, il ouvre doucement la porte pour ne pas nous réveiller, il enlève ses chaussures, il monte en chaussettes sur le balcon, après tout c'est sa fête, il aimerait pousser un grand cri un Hip hip hip hourra mais il se retient, il a appris à retenir ses émotions, et il se contente de griller une gauloise face aux péniches qui livrent le charbon à l'élite de la classe ouvrière.
L'enfant que mon père élève hors de l'eau n'est pas une abstraction. C'est moi, qui serai bientôt, les jours fastes, son choupomme. Avec le coude gauche, celui de la longue cicatrice résultant de ses acrobaties d'autrefois, il soutient ma tête dans la bassine en fer-blanc. Il me lave,le savon dans la main droite, il veille à ce que l'eau n'entre pas dans les oreilles, il me rince, il repense au propos d'Aragon signalant que les "communistes" c'étaient d'abord les femmes, il me soulève par les aisselles, m'enroule dans une serviette, me sèche, me couvre de talc, me dépose dans mon lit, il va vider l'eau savonneuse de la bassine en fer-blanc dans les chiottes à la turque, il revient vérifier que tout va bien. Est-ce qu'il est content? Difficile à savoir car il n'en laisse rien paraitre, parfois il sifflote, parfois il semble maugréer. Selon ses préceptes, un enfant n'est pas intéressant avant l'âge de raison. Pour le moment, il estime que nous n'avons rien à nous dire, rien en tout cas du point de vue du matérialisme dialectique, encore que le père de la dialectique ait postulé que les enfants poussaient les parents vers la tombe.../..."
extrait de Ghetto-un roman de Bernard Chambaz-Editions du Seuil-
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