vendredi 6 mars 2009

se coucher tard...nuit -deuxième partie-
















".../... Il regarde dehors. La lumière a changé. un voile bleuté a gagné les lointains. Par la fenêtre, un bruit arrive, dont il ne saurait dire si c'est celui d'un bourdon ou d'un moteur au loin. C'est un moteur. De mobylette. Il sourit: "Comme du papier musique." La mobylette de Bert, le nuiteux, fait un bruit très particulier, reconnaissable entre mille. A présent, il n'y a plus qu'à attendre deux minutes trente. il imagine la mob qui fait le tour du bâtiment par derrière, Bert qui met l'antivol et prend sa gamelle dans la sacoche. A présent, il monte les marches et s'approche du bureau...-" Comme du papier musique! " Bert fait son entrée. La phrase est aussi rituelle que les gestes. Poignée de mains, allumer la lampe du bureau, éteindre le néon. Dans l'ordre. Puis il s'asseoit, retire ses souliers et enfile des pantoufles. Bert, c'est lui qui dit si c'est la nuit ou le jour. Là, c'est la nuit qui commence. Quand il a chaussé ses pantoufles, on sent que la bascule est faite. Du coup, en se levant du fauteuil qui n'est plus le sien depuis une minute, l'infirmier est surpris, presque gêné du bruit que font ses souliers sur le carrelage. "R.A.S. ?" -R.A.S. " Les transmissions sont terminées. L'infirmier va pouvoir partir. Il devrait même être déjà parti mais chaque fois, il traîne encore un peu, faisant semblant de ranger un truc ou deux. Il s'étire. Bert dit qu'aujourd'hui il est tombé du feu. L'infirmier acquiesce. Oui, il a fait chaud. Il défait un à un les boutons de sa blouse et tourne encore un peu dans le bureau. Le nuiteux jette un oeil sur le tableau des effectifs, un regard sur les étiquettes des patients. Il ne lit pas vraiment, il attend. Sans impatience, mais il attend. Il sort de sa poche la blague à tabac et le cahier de feuilles. La nuit, on a le temps de rouler. Petit à petit, il prend possession de son domaine. Il installe près de lui la grosse lampe Mazda pour les rondes. Sur la potence à perfusion, il accroche sa blouse, au cas où...Sur le seuil du bureau, l'infirmier se retourne. C'est étrange. Ce bureau, il le connaît par coeur. Il y travaill depuis des années. Pourtant, chaque soir c'est la même sensation. On dirait qu'un autre monde est en train de naître, avec ses valeurs, ses rituels, son rythme. La salle de séjour s'est vidée et la télé s'est allumée sur un désert de fauteuils. Eteindre le poste, c'est l'étape suivante pour le nuiteux. Et puis la première ronde, juste pour voir comment ça se passe. Pour renifler aussi l'ambiance, s'en imprégner. Au passage, Bert ouvre la porte de l'office pour déposer sa gamelle dans le frigo. Il a le coup pour ouvrir les portes sans faire de bruit avec les clés. De jour, c'est pas pareil. On n'y pense pas, au bruit des clés. C'est même un peu lui qui rythme la journée. L'infirmier, toujours dans la porte du bureau, se dit qu'un jour, il faudra qu'il compte combien de fois on sort les clés de la poche en une journée. Il pense à ses tomates qui l'attendent mais il reste encore un instant. Pour rien, pour voir. Le nuiteux revient de sa première ronde. "Comme du papier musique." Pour lui, la vie, c'est la nuit. C'est drôle de penser qu'au moment où les autres s'affairent, il dort. L'infirmier se demande si Bert à un jardin. Il ne sait même pas s'il a une femme, des enfants. Les nuiteux sont d'un autre monde. L'autre jour, à la télé, il a vu un reportage sur des gens qui partaient en vacances et laissaient leur maison à une famille d'Américains. C'est un peu ce qu'il ressent en ce moment. A voir le nuiteux s'installer, il a la sensation q'un étranger s'installe chez lui...ou qu'il habitait jusqu'à présent chez un autre. Voilà Zean-Luc qui revient à la charge, en chemise et le cul à l'air, il avance vers le nuiteux pour lui expliquer le coup du poisson, que trois fois et...l'infirmier va pour intervenir mais Bert le devance. Il explique au casse-pieds que c'est bon le poisson, que ça rend intelligent. Ah oui, c'est vrai, c'est lui le patron, à présent; c'est à lui de répondre. Du reste, l'autre ne s'y est pas trompé. Il a vu les pantoufles, la lampe de bureau allumée et il s'est adressé naturellement à Bert. Décidément, l'infirmier a du mal à s'y faire, à la nuit. A présent, le nuiteux a sorti du placard une mallette de bois. Sur le rebord du bureau, il fixe un minuscule étau et il dispose autour de lui tout un tas de plumes, de bobines de fil. On dirait qu'il se prépare pour un rituel magique de sorcellerie, il explique, mais plus pour lui-même que pour l'infirmier, que pour la truite, les mouches on en a jamais assez. Les lunettes au bout du nez, il regarde avec gourmandise le déballage hétéroclite qui a envahi le bureau. Mais il ne va pas commencer tout de suite. Pas devant l'infirmier. "Bon, je te laisse. Mes tomates m'attendent; ça va aller ? - Comme du papier musique! -A d'main." A présent, il est obligé de partir. D'ailleurs, l'autre ne le regarde plus. il farfouille dans sa blague à tabac, une feuille de papier collée au coin des lèvres. Le couloir, où les pas résonnent, l'escalier, la porte d'entrée. Les clés, une dernière fois. Puis le perron. L'infirmier regarde le ciel de juin qui s'est assombri. il voit les premières étoiles. Merde, trop tard pour les tomates. il ira demain matin, au lever du jour. A présent c'est la nuit, et la nuit, c'est fait pour dormir. Enfin, pour dormir... ou pour veiller." -richard kowalyszin- éducateur spécialisé-V.S.T. -revue du champ social et de la santé mentale- n°82 -le travail de la nuit-

jeudi 5 mars 2009

se coucher tard...nuit -première partie-




"Au début, on ne se rend pas vraiment compte. il fait encore grand jour car on est fin juin. Les tables sont débarassées après le repas du soir, dans le brouhaha habituel et le tintement de la vaisselle sur les chariots qu'on roule. Dans le salon, la plupart des patients sont déjà installés devant la télé. Les autres sont sortis prendre le frais sur la terrasse encore brûlante du soleil de l'après-midi. Mais bon, il y a un souffle e vent qui fait croire; Dans l'infirmerie, on range les timbales des médicaments; avec les gestes un peu gourds des journées chaudes qui se terminent. C'est comme si, imperceptiblement, le temps ralentissait. L'odeur de la soupe arrive jusque là et l'infirmier se dit que ça va être bientôt à lui de se mettre à table. Tout est comme d'habitude, quoi,. Oh, il y a bien jean-luc, (lui, il dit zean-luc) qui râle parce que ça fait trois fois qu'on mange du poisson cette semaine, mais ça aussi, on en a l'habitude. Et puis, c'est le premier signe, le premier signal, presque. Zean-luc, toujours lui, demande qu'on éteigne le néon (lui, il dit le léon) pour allumer l'autre lampe, celle qui est sur le bureau. Le néon, c'est la lumière pour le jour. C'est l'équipe du matin qui l'allume en arrivant, quel que soit lr temps. Un rituel. Et le nuiteux l'éteint. C'est ainsi depuis toujours. Alors, il tient bon. il lui explique à zean-luc, qu'il faut attendre encore un peu, que le nuiteux arrive. Chacun son boulot, quoi.Imperceptiblement aussi, les bruits changent. Comme un léger assourdissement, très ténu. Un non -initié n'y prendrait pas garde. C'est noyé dans la noise coutumière du service. Bien sûr, le médecin est parti depuis longtemps, et le psychologue. Les bureaux se sont fermés un à un. On se dit qu'il y a déjà un bon moment que le téléphone n'a pas sonné. Le secrétariat est clos. C'est pour ça. Les voitures de service sont toutes rangées sur le parking et ça aussi, c'est un signe. L'infirmier quitte le bureau et se dirige vers le coin de la salle à manger où un bol de soupe l'attend. Sur la table, il y a aussi une carafe d'eau fraîche. il regarde sans vraiment voir, les gouttes qui condensent sur le ventre de la carafe. Il se dit qu'il n'a pas bu de l'après-midi. Et puis il voit le poisson. Deux carrés de sciure jaune qui sentent le graillon près d'un amas gluant et blanc, "gratin de chou-fleur" pense- t'il. Et il se dit que l'autre grande gueule a raison: ça fait trois fois cette semaine qu'on a du poisson. Après le repas, il y a encore deux ou trois bricoles à faire mais ça y est, la journée se tire. il pense qu'en rentrant chez lui, il faudra qu'il arrose ses tomates et il se dit que dans quinze jours-trois semaines, il pourra manger les premières, cueillies sur le pied. Il ne regarde pas sa montre ni la pendule. Pas besoin. C'est le nuiteux qui dit le moment de partir et c'est bien ainsi.


Revoilà le casse-pieds. il demande à l'infirmier s'il a aimé le poisson carré, si on allume le néon, s'il peut faire un dessin, si... non il n'a pas aimé le poisson, ni le reste, mais c'est sans importance. Il goûte juste ce drôle de moment. Ce n'est pas de manger qui est important, c'est le moment. Autrefois, ils étaient plusieurs, le soir à table. Jusqu'à quatre dans les grands jours, avant la crise. Mais ça ne change rien. Autant le repas du midi est bruyant et agité, autant celui du soir est calme et silencieux.. Pas vraiment du recueillement; juste un ralentssement des choses. Un changement de tempo il retourne au bureau, expédie les dernières corvées et récupère son livre: introduction à la psychanalyse de Freud. c'est drôle, il y revient tout le temps à ce livre. Poutant, il l'a lu tellement de fois que la couverture part en miettes. A quoi bon s'intéresser à ces choses aujourd'hui. Même dans un service de psychiatrie, ça n'intéresse plus grand monde la psychanalyse. Trop compliqué, ça oblige à penser.../..." -A SUIVRE- (richard kowalyszin- texte publié dans VST n°82- "le travail de la nuit-
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