Sociologue, spécialiste des rapports police-société et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet*, Sebastian Roché est le coauteur d’une étude sur la loi de février 2017 relative à la sécurité publique qui autorise les policiers français à tirer même lorsqu’il y a aucune menace immédiate. Une loi de 2017 qui sous couvert de plus de sécurité participe au chaos social mais aussi juridique.
Lundi 26 juin, sous les coups de 9 heures du matin, le jeune Nahel, 17 ans, est abattu d’une balle dans la tête par un motard de la police nationale alors qu’il se trouvait au volant d’une voiture. L’homme en uniforme parle de « refus d’obtempérer », l’Île-de-France tout entière ainsi que de nombreuses autres villes répondent en chœur « la police tue en toute impunité ». Placé en détention provisoire, le policier a présenté ses excuses à la famille du jeune Nahel, quand pendant ce temps, la France continue de s’embraser chaque soir. Or ce drame n’aurait pu avoir lieu sans la fameuse « loi de 2017 » qui assouplit les conditions dans lesquelles les forces de l’ordre peuvent utiliser leur arme. Sébastien Roché, expert sur la question, explique comment cette loi a changé la donne tout en rappelant que c’est à la justice d’établir si un tir est justifié ou non.
Charlie Hebdo : Quelle est votre analyse de l’arrivée de la loi de 2017 dans les pratiques policières ? A-t-elle vraiment changé la donne en matière de tirs liés au refus d’obtempérer ?
Sébastien Roché : Complètement. Les dénombrements que nous avons effectués confirment que sur une période allant de 2011 à 2022, les tirs mortels de policiers sur les occupants de véhicules en mouvement sont plus fréquents à partir de 2017. Ils ont même été multipliés par cinq avant et après le vote de la loi. Le 27 février la loi est mise en œuvre. Le 1er mars, elle entre en application et dans les mois qui suivent, de cette même année, on recense cinq morts pour refus d’obtempérer. En 2022, on en a comptabilisé treize en France et, rien qu’en 2023, il y a déjà trois morts.
Il y a donc très clairement un effet immédiat de cette nouvelle législation.
Comment avez-vous travaillé ?
On s’appuie sur des données précises. Ces dernières années, les rapports annuels de l’IGPN recensent la liste des personnes tuées. De notre côté, nous avons reconstitué des séries à partir de sources ouvertes (le recoupement de la presse locale par exemple, NDLR) sur les homicides liés aux policiers en France comme en Allemagne puisque c’est une étude comparative. Sur les chiffres nous avons une concordance à 95 %. Avec l’IGPN Il y a donc aucun désaccord sur le nombre de personnes tuées.
Mais la police conteste pourtant la corrélation entre la loi de 2017 et le nombre de tués.
Effectivement, le désaccord entre la police et nos travaux porte sur l’interprétation des données chiffrées. Cependant, lorsque Gérald Darmanin prétend que la loi de 2017 a fait diminuer le nombre de tués, il dit une contre-vérité. Soit le ministre de l’Intérieur n’a pas lu le rapport de l’IGPN et est donc mal informé, soit il ne veut pas regarder la réalité en face.
Pour cette étude publiée dans la revue Esprit en septembre 2022, vous avez adopté une méthodologie précise. Pouvez-vous la détailler ?
On a adopté une méthodologie scientifique. Celle qui s’applique en médecine pour regarder l’efficacité d’un traitement. On a travaillé avec une méthode quasi-expérimentale : le premier groupe est la police française et le « traitement », la loi de 2017. L’autre groupe, c’est la police allemande qui n’a pas de loi modifiée sur la légitime défense. Les deux groupes sont observés avant et après « traitement ». C’est très courant en criminologie mais pas trop en France.
Et qu’est-ce que l’on voit ?
Sans grande surprise, on voit que la police qui est autorisée à tirer même sans menace immédiate va tirer plus. Quand la loi entre en vigueur, la hiérarchie policière va dire aux policiers : vous avez maintenant la possibilité d’utiliser plus largement vos armes. Et que vont faire les policiers ? Appliquer la loi dans le cadre élargi préconisé par leur hiérarchie et tirer.
Donc ce que vous dites, c’est que les policiers ont appliqué la loi ? Même dans le cas de Nahel M. ?
Non, ce que je dis, c’est que l’interprétation de la loi qu’a faite la Direction générale de la police nationale laisse croire aux agents qu’ils peuvent faire usage de leur arme avec un périmètre de tir élargi même sans menace immédiate. Mais l’administration n’est pas le juge. La justice, elle, va regarder ce qui est réellement écrit dans la loi et les principes européens qui encadrent l’usage des armes. La cour européenne a déjà retoqué la France au motif qu’une interprétation trop élargie de cette loi n’est pas légale. Il y a donc une bataille engagée à Strasbourg autour de la légalité de cette loi de 2017. Et ce n’est pas encore réglé.
En l’espèce, dans le cas de Nahel, le procureur de la République vient d’affirmer que le tir du policier n’était pas conforme. Même si l’avocat de ce dernier estime qu’il a respecté le cadre légal et que la dangerosité de la personne est avérée. Elle était peut-être dangereuse avant mais au moment où le policier tire, elle ne l’est pas. Donc est-ce qu’il y a nécessité de tirer ? Est-ce qu’il y a proportionnalité entre l’action du conducteur et celle du policier ? Tout ça ce sont des questions juridiques à venir.
À partir du moment où la loi dit que l’individu peut être dangereux « à l’avenir », que peut faire le juge ?
La justice conserve une marge d’interprétation puisqu’il y a les principes généraux du droit qui s’imposent toujours pour la légitime défense, comme la proportionnalité et l’absolue nécessité. Et puis il y a un autre pan du droit, la loi de 2017, qui laisse place à la subjectivité du policier. Ces deux éléments sont contradictoires. Le juge va devoir apprécier au cas par cas et estimer jusqu’à quel point ces éléments sont compatibles entre eux ou pas. Ce qui est sûr, c’est que les principes supérieurs du droit s’imposent à la loi française. C’est le principe de la hiérarchie des normes. D’ailleurs deux arrêts de la cour européenne des Droits de l’Homme ont déjà condamné la France.
Entre-temps la colère explose dans les villes…
Évidemment, entre-temps la France brûle. Il y a la bataille juridique qui va avoir lieu dans quelque temps et en ce moment l’immédiateté de la réaction. Grâce aux vidéos prises par des citoyens, les gens ont vu un policier tirer de sang-froid sur une personne qui ne le menaçait pas et ça, ça énerve. C’est une situation similaire à celle de Rodney King à Los Angeles en 1992. L’homme est battu à mort par des policiers, la justice prononce un « non-lieu » au prétexte qu’on ne peut rien retenir contre ces derniers. Los Angeles s’embrase.
En 2005, Zyed et Bouna, poursuivis par la police, se réfugient dans un transformateur à Clichy-sous-Bois. La police informe leur présence, disent que c’est très dangereux et… s’en vont. Les deux jeunes garçons meurent et la France des banlieues prend feu, etc. Autant dire que ce type de scénario est connu. Quand des policiers tirent sur des personnes désarmées, a fortiori sur des enfants, ça déplaît aux personnes qui s’identifient à la victime et qui sont souvent dans les quartiers pauvres et multiethniques. Les gens disent : « on n’en peut plus », « on sait qu’il ne va rien se passer », « on sait qu’on peut être tué sans sanction ». Sur les treize tirs mortels de 2022, seuls cinq policiers ont été mis en examen. Peut-être que pour la première fois un policier va être condamné pour homicide volontaire ? Car finalement cette loi de 2017 ne peut pas rendre les policiers irresponsables devant la justice. En cela, elle est aussi dangereuse pour les policiers car elle risque d’en envoyer certains en prison.
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