"Le matin, pour peu qu'il ait plu, pour peu que les fenêtres soient ouvertes sur une odeur de terre, le soleil hissé dans un ciel rincé, avec à la radio des airs qui donnent l'envie de chanter les jingles des publicités, on peut dire qu'on avait tout.
D'ici on voyait les Pyrénées, à trois cents kilomètres de là. Entre eux et nous une terre au calme plat, bleutée comme dans l'atlas, et au bout de ça les neiges éternelles dressées dans leur oxygène.
Le soir on était bien à jouer dans la cour après manger. On jouait en fonction de ce qu'on avait vu à la télé. On se marquait des buts après France-Angleterre, on faisait Roland-Garros avec des fausses raquettes et le Tour de France avec des vrais vélos. Mais pour les gagner sans cesse ces épreuves-là, pour démonter chaque fois l'Angleterre et arriver premier en haut des cols, on ne nous voyait jamais à la télé. Pourtant tout y était, on portait le nom de nos vedettes, on mimait tous leurs gestes, on reprenait leurs travers, au fond il n'y a guère que les supporters qui manquaient. Ceux-là ils n'étaient jamais là. Les performances avaient beau être à la hauteur, les enjeux cruciaux et les défis chaque fois relevés, le public ne venait pas.
Puisqu'il n'y a pas le moindre plaisir à gagner seul, chez nous c'est la haie qui faisait le public, et même si elle bruissait bien certains soirs, même si des feuilles montait une clameur...cela dit elle le faisait même quand on ne jouait pas.
Le plus fort c'est qu'on entendait les commentateurs, avec ces phrases toutes faites des gens de la télé, des formules à l'emporte-pièce qui nous donnaient des ailes, des enthousiasmes qui nous exaltaient, nous décuplaient, jusqu'à ce que la voix de la cuisine nous ordonne de rentrer.
.../..."
Serge Joncour extrait de: "Vu"
juste avant que ça commence
entre la poubelle et la lumière
réveiller les oiseaux
déplier les ravines
trier les épis des épines
tâcher de gratter
le ventre tiède du mensonge
sans le réveiller
une goutte de sang jaune
dans les yeux aveuglés
pour continuer
à ne jamais conclure."
Thomas Vinau "Continuer" extrait de: "Debout dans les fleurs sales" 365 poèmes à déployer-Editions "Le Castor Astral
"Je me demande qui tu es
celui ou celle qui veut advenir
et qui m'a choisie pour première demeure
un grain de grenade
imperceptible mais présent
comme les premiers pas du printemps
que l'on devine derrière la tempête de neige
Tu me fais pleurer et aussitôt sourire
comme le vent glacial cède la place au soleil
en ce début du mois de mars
Quelle joie de se sentir grenadier parvenu à maturité
et de faire croître ce grain qui contient déjà
feuilles racines troncs fleurs
et des milliers d'autres grenadiers
Quelle fierté de devenir maison
pour la personne qui plus tard deviendra ma maison
pour le reste de ma vie."
Ella Yevtouchenko "grenadier" extrait de: "Grâce..." livre des heures poétiques
"Je remercie le temps perdu
les amours gâchés
les non-dits et les faux sourires
je remercie les rendez-vous manqués
les instants gaspillés
les ruines et les effondrements
les interstices
les trous dans le jean
les doigts dans le trou
je remercie le compte à rebours
et les horloges d'église bloquées
les fruits talés
la popote des jours
les restes du frigo
les nuits mal fagotées
je remercie les éboueurs
et les boites à livres
les petits gestes
et les petits espaces
une bonne vieille soupe
de matins et de nuits
de vin et de café
ce qui tient bon
ce qui nous tient
la solidarité
le sursis
l'indulgence des miens
l'Amour
et le flegme morne des bêtes
de toutes les bêtes
dans les fleurs sales."
Thomas Vinau
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