1-Le petit frère et l'aquarium-
"-Regarde Maman, moi aussi je suis dans une bulle.
Debout devant la cuisinière, le dos tourné à sa fille, Maman prépare le repas de midi.
-Oui chérie, dit-elle à Emilie sans la regarder.
Emilie attend. Elle a cinq ans et mesure moins d'un mètre. Son regard arrive à peine au niveau de la table, à hauteur des cuisses de sa mère. entre ses bras potelés elle tient un aquarium.
Quand sa mère se retourne enfin, Emilie le soulève- il s'agit du modèle rond, genre casque de cosmonaute- et introduit sa tête brune dans le bocal.
-Tu vois.
A l'intérieur de la sphère transparente, la voix d'Emilie résonne à ses propres oreilles comme une grotte. elle imagine qu'il y a des poissons dans le récipient. Pas de vrais, bien sur: des poissons en plastique au corps rose vif et aux nageoires dorées, comme ceux qu'on voit dans les boules de plastique transparents qui contiennent des galions coulés et des trésors engloutis sous de la neige artificielle. Emilie songe que ce serait amusant s'il y avait des animaux à l'intérieur de la bulle de Rémi, son grand frère. S'il y avait des sirènes dans la bulle de plastique, à l'hôpital, Rémi s'ennuierait moins, c'est sûr. il pourrait jouer avec leurs cheveux, tout comme Emilie. Ensemble, ils pourraient les peigner, les colorer, les tresser, les décorer de rubans et de paillettes...les promener dans le beau camion de pompier qu'on lui a offert pour son anniversaire...
Ce serait vraiment bien.
-Enlève ça!
La voix est sèche, le ton sans appel. Emilie ôte sa tête du bocal.
La gifle tombe.
ça t'apprendra à te moquer de ton frère!
Les parents d'Emilie se rendent à l'hôpital plusieurs fois par semaine. La plupart du temps, Emilie reste à la maison, et une jeune fille vient, toujours la même, pour la garder. Emilie n'aime pas ça. La jeune fille est désagréable, elle ne connaît aucun jeu intéressant. Emilie s'ennuie. Elle reste seule dans sa chambre, pendant que la baby-sitter utilise la chaine hi-fi de son père pour passer des disques de musique bizarre ou regarder la télé en poussant le son trop fort. Parfois, elle va même dans la chambre de ses parents et se trémousse devant la glace de la penderie en chantant.
ça dure depuis des semaines et des semaines. Emilie en a assez mais n'ose rien dire. A chaque fois qu'elle se plaint de quelque chose: du froid qu'il fait avec l'imperméable trop léger que maman l'a obligée à porter, de la purée de brocolis qu'elle n'aime pas, sa mère lui dit qu'elle n'est jamais contente, qu'elle devrait penser à son frère qui est si malheureux, seul dans sa bulle de plastique, et si fragile.
il est malade. pour le toucher, on doit passer ses bras dans de grands gants de plastique épais. Les docteurs et les infirmières l'on expliqué maintes fois à Emilie: son corps ne fabrique pas assez de globules blancs, ces petites choses qui sont dans le sang et qui s'attaquent aux maladies. Depuis des années, ils essaient d'obliger son corps à les fabriquer, mais il ne veut pas. ils ont même essayé de prendre un peu de l'espèce de pâte qui est dans les os d'Emilie pour en donner à Rémi, mais ça n'a pas marché. D'ailleurs c'est à la suite de cette opération qu'Emilie n'est plus allée avec ses parents voir son frère: d'abord parce qu'elle était trop fatiguée, à cause de l'opération et puis après...après, elle ne sait pas.
Et puis un soir d'automne, où il fait trop gris, trop triste, où trop de feuilles sont tombées des arbres, Emilie décide qu'elle en a assez.
La télé hurle au point que les vitres de sa chambre tremblent presqu'autant que les arbres au-dehors, dans le vent et la pluie. La jeune fille émet des sons si aigus qu'elle a l'impression qu'on lui enfonce des aiguilles de verre dans les tympans.
Debout au milieu de sa chambre, entre son lit et son coffre à jouets de chez Ikéa, elle hésite.
il y a, posé sur la table basse de la salle à manger, une statuette que son père aime beaucoup. C'est une dame verte dotée de plusieurs bras, et qui semble à chaque seconde vouloir saisir des objets invisibles et flottants dans l'air.
La statuette est lourde. Emilie imagine qu'elle la soulève- ses mains ne parviennent même pas à en faire le tour- et qu'elle la lance- han, et paf-en plein centre de l'écran.
Elle imagine le bruit de verre, comme le jour où Maman a laissé tomber ce vase offert par la tante Eugénie.
-Tant pis, a dit Maman, de ce ton sec qu'elle adopte quand un malheur correspond exactement à ce qu'elle attendait, tant pis, c'était une horreur, ce truc.
Elle ne disait pas ça pour la télé, Emilie en est sûre. Et Papa tient tant à sa statue, qu'il a ramené d'un de ces pays si lointain que même la pauvreté n'y est pas réelle. Pas au point qu'on ressente une quelconque honte à la narguer en toute impunité, en tout cas.
Emilie aime bien la statue, elle aussi. Elle ne voudrait pas la voir amputée d'un de ses élégants bras verts. Elle voudrait bien savoir ce qu'elle cherche à saisir, dans une éternelle danse de pierre précieuse.
Mais elle en poser pas la question. C'est devenu inutile au point que ça ne lui vient même plus à l'idée. Elle a compris que les parents en ont trop en tête, des questions, pour répondre aux siennes.
Des questions qui concernent son frère, bien entendu. Des questions pour les infirmières, les docteurs, pour les petites bêtes qui voudraient lui sauter dessus et le tuer, si jamais on voulait le sortir de la bulle. Des milliers de questions sans réponse, et qui les empêchent de voir autre chose dans le monde que des microbes et des points d'interrogation.
Son frère, ils sont avec lui, en ce moment. Collés à la bulle de plastique comme des escargots de mer sur la parois d'un aquarium. Et ils enfilent leurs bras dans les manches de plastique et ils jouent avec le camion de pompier passé dans la machine qui tue les microbes. ils font des caresses et des bisous de plastique au petit garçon malade qui est bien plus intéressant qu'Emilie.
Non, conclut-elle tout à coup, les parents n'aimeraient pas trouver la télé cassée à leur retour. D'abord parce qu'elle a coûté aussi cher que la statue verte, et puis c'est la première chose qu'ils touchent, en rentrant, après s'être écroulés sur le canapé comme deux limaces épuisées d'amour et de PVC. Pourtant, se dit Emilie, il faut que le bruit cesse. Il faut que cette grande gigasse perchée sur ses talons découpés dans du polystyrène cesse de se trémousser, un flacon de parfum piqué dans la coiffeuse de Maman à la main.
Il faut qu'elle s'occupe d'Emilie.
Alors Emilie sort de sa chambre, elle tire une des chaises qui entourent la table de la salle à manger et l'amène devant le buffet. ouvre la porte.
Là sont rangés les verres et les assiettes des grands jours, ceux où Papa et Maman invitent leurs collègues de travail et parlent des trucs qu'ils ont vu à la télé. Le service acheté en Suède, dont Emilie a oublié la marque, célèbre pourtant...De ses petits doigts potelés, elle saisit la tige mince, composée d'un brin transparent et d'un brin vert enlacés. Ils soutiennent un calice en forme de tulipe. D'un geste sec, elle jette le verre sur le parquet. Il s'écrase en mille morceaux . Un petit tas de poussière qui attire irrésistiblement la lumière. Satisfaisant pour les yeux, mais pas assez sonore.
Emilie recommence. Encore et encore, jusqu'à ce que le verre de tas brisé soit comme un cimetière de diamant brut.
Cependant, la télé hurle. Au bout du couloir, dans la chambre, la jeune fille se tord la cheville mais continue à danser, perdue dans ses rêves d'amours pailletés et de bellâtres aux étreintes passionnées.
C'est à ce moment précis que la sonnette tinte. Dingdong! Une fois, puis la clé tourne dans la serrure bien huilée et la porte d'entrée, la porte de bois vernis d'appartement cossu tourne surs ses gongs. Des pas résonnent sur le parquet, puis s'étouffent un peu sur le tapis afghan du couloir.
-EMILIIIIE!
Le cri est encore plus perçant que les gémissements de la chanteuse amateur. Debout sue la chaise, Emilie tient entre deux doigts la tige suédoise d'un verre qui sent le fjord, les forêts d'épicéa et les aventures de Nils Holgerson.
-Maman;
Et elle écarte les doigts, délibérément.
Cependant le père, sans prendre le temps d'ôter son loden, a gagné à grands pas la chambre conjugale.
- Qu'est-ce que vous foutez ici,
-Heu...
Et que quelqu'un éteigne cette télé, bon sang! hurle t-il en direction de la salle à manger;
Emilie descend de sa chaise, traverse le salon et va jusqu'au téléviseur poser un petit doigt bien ferme et bien dodu sur le bouton idoine.
Un silence étrange, presque trop grand pour les lieux , envahit l'appartement. Les adultes pressentent que c'est à leur tour de parler, de s'emparer de la scène, mais ne savnet pas quoi dire.
Dans le couloir, le père signifie à la baby-sitter qu'elle est virée. Une fois dans le salon, la jeune fille offre à la mère d'Emilie le spectacle pathétique d'une petite personne de vingt ans au visage barbouillé de larmes et de maquillage, et qu'entoure une aura de parfum de dame qui ne lui sied absolument pas.
Près de la télévision, Emilie se tait.
C'est sa mère qui parle.
-Bon sang, fulmine-t-elle en direction du père, si tu savais choisir les baby-sitters en fonction de leur cerveau plutôt qu'en fonction de leur joli cul, peut-être qu'elle sauraient s'occuper de ma fille!
-Justement, ta fille, si on l'emmenait avec nous plus souvent, peut-être qu'elle ne les ferait pas systématiquement tourner en bourrique, les baby-sitters!
-Extrait de: "Le ventre de la mer"- une nouvelle de Sylvie Denis- provenant d'un recueil de nouvelles "Pélerinage" Editions actusf-