lundi 22 janvier 2024

et sans doute bien davantage


 "La première chose à dire, c'est que la poésie n'est pas le discours, en vers ou en prose, qu'on tient sur elle.
Ce qui ne signifie pas qu'il faille renoncer à toute ambition théorique la concernant. Mais il faut arrêter de se payer de mots. On nous a rabattu mille fois les oreilles de ces croque-mitaines; les poètes. Le poète à houppette, le regard perdu dans le lointain, fragile gardien de l'authenticité des hommes: s'il faut "habiter" le monde avec lui, je passe mon tour. Et ses collègues, celui qui assomme de grandes phrases creuses, celui dont la bouche fait s'effondrer les nations, celui qui théorise la poésie de la théorie, celui qui doute des mots et qui tient à nous le dire, l'esthète exténué, l'interprète officiel de la bouche d'ombre et...celui qui dézingue ses confrères par habitude protocolaire, tous ceux-là sont du même acabit. Dès lors qu'ils parlent de poésie, celle-ci s'en va sur la pointe des pieds. On la perd dans l'embrouillamini des mots. Quand nous en parlons, la poésie n'est pas là; mais quand la poésie est là, nous n'en parlons pas.
Perpétuel chassé-croisé. Exactement comme la mort, telle que la définit Epicure ("quand nous sommes, la mort n'est pas là; quand la mort est là, c'est nous qui ne sommes pas"). De sorte que la poésie et la mort sont vraiment des choses très similaires, si on me permet ce raccourci. Si on les prend dans l'absolu, elles sont inconnaissables.
Mais ce que n'avait pas vu Epicure, c'est que la mort -et la poésie- on vit avec. Elles sont des pratiques, avec leurs codes, leurs rites, leur histoire, leur utilité et par conséquent, leur efficacité. Ce sont des pratiques sociales. Et c'est là que la théorie peut nourrir l'espoir de l'approcher, si elle consent à courber l'échine devant la matérialité des hommes et des rapports humains. On vit la poésie d'un poème comme on vit la mort de l'autre; c'est à nous qu'elle arrive, c'est à nous qu'elle est donnée. La poésie est donc sociale, au sens large du mot, comme au ses politique. Elle exprime, elle traduit un rapport à autrui, de soi au monde et au monde à soi. Ce faisant, elle peut blesser les hommes, car elle s'attaque à la matérialité même de la langue, base de toute communication. Avec ce "matériel bon marché" que sont les mots fournis par le langage, elle sape l'ordre de ce langage ( et donc, en partie, l'idéologie dont il est issu) : elle en change la valeur, les usages, les règles, elle le raffine, même, et le dépasse. Elle le tue. C'est pourquoi toute révolution poétique est, au moins sur le plan symbolique, un avant-goût de la révolution politique. Les émotions procurées, tant par la culture et l'expérience personnelle que les effets stylistiques et et sonores du poème, si tenues soient-elles, peuvent engendrer des convictions inébranlables. Et dans le face à face déprimant de l'homme avec soi-même, la poésie rajoute sans cesse une nouvelle (remise en) question sur le monde, ses congénères, les autres.
Tant qu'il y a une question, les hommes avancent et vivent encore un peu. Le devoir du poète est d'étendre les moyens de la poésie qu'il reçoit en héritage. Inventer de nouvelles formes (car le monde change et les questions à poser aussi), rajouter des cordes à la lyre en perfectionnant les anciennes. Ce qui fait qu'on arrive à ce paradoxe: la poésie est similaire de la mort mais la travailler, c'est étendre le domaine de la vie."
Victor Blan




"Où naît la racine du feu et des oiseaux.
            Où chaque étoile plonge son poignard particulier
                        dans ma poitrine,
            Où la mousse pousse auprès de nos pas pour la vie,
            Où une poignée de terre entre mes mains
            Rêve
            Hommes, arbres, rivières :
            Où la mort —fumée de fleur et de nuit— lance
            Ses mouettes sur mon front,
            Où j’appris la saveur du mot « jamais ».
            Là, dans les ultimes lunes de l’âme
            —Un pin sous la pluie—
           Ta présence."
     Serafina Nùnez



VIEUX CON
 
"Si j'avais la foi
et si j'en avais l'envie
je te raconterais ma vie
dans des poèmes où je t'apprendrais
qu'avant la saison du muguet, en mai
il y a celle du lilas, pour que l'odorat
apprenne la joie
et qu'après celle du muguet
il y a Roland-Garros et puis le Tour de France
afin que l'oeil reste occupé
Si j'avais la foi
je te dirais tout cela
qu'un bateau même
démâté même coulé
reste un bateau même sans batelier
que la vie même est un poème
qui ne requiert sans doute pas
qu'une légion de poètes la dise
Je te raconterai tout ça
et sans doute bien davantage
si je n'avais pas 
passé l'âge."
Alexis Bernaut








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