Un pas de géant pour l'homme
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photo source: Lundi matin
Quand vous aurez atteint le Petit Promontoire, le bois de Perséphone, ses saules aux fruits morts et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau sur le bord des courants profonds de l’Océan ; mais toi, prends ton chemin vers la maison d’Hadès !
Homère, Odyssée, X.
les peupliers tremblent dans la lumière –
le feuillage des peupliers tremble
est-ce un souffle ?
Brice Jubelin, Éléments.
"La lune était près de se coucher et rien ne troublait plus le sommeil des habitants de la cité ; sinon parfois quelque mobylette vrillant l’air chaud qui desséchait cette nuit de juin. Jean-Marc Valette fit coulisser un volet articulé au cinquième étage de son immeuble et discerna les frondaisons étiques d’un rang de peupliers à trente mètres devant lui. Ces sentinelles, immobiles depuis plusieurs jours, n’étouffaient plus dans leur murmure familier, la peur qu’il avait toujours eue de se réveiller mort ; elles se bornaient à occulter, bien qu’imparfaitement, la vue d’un champ en friche où pourrissait un hangar agricole. À l’intérieur, on apercevait au travers d’un grillage, des herses et des charrues rouillées, dont nul ici n’avait jamais connu l’usage.
Il avisa sur sa gauche, en contrebas, une silhouette assise sur le toit-terrasse d’un petit bâtiment cubique : l’étincelle d’un mégot projeté d’une chiquenaude fusa, une seconde personne se tenait légèrement en retrait ; il retourna se coucher, enviant ces adolescents qui n’embauchaient pas à six heures.
Depuis cet observatoire, Alexandre Rivat jouissait d’une perspective
intéressante sur le travail de l’architecte. Devant lui, des lampadaires
éclairaient par touches un paysage connu dont il ne percevait plus pour
l’heure la laideur, si manifeste en plein jour, lorsque les crépis
roses et beiges tranchaient péniblement sur le goudron et les pelouses
jaunies. La nuit agissait comme une trêve esthétique dissimulant les
teintes fades et la vétusté des matériaux à bas prix. Les cônes lumineux
révélaient par endroits de larges allées de gravier ; elles
desservaient les trois tours encadrant cet espace dévolu à l’agrément
afin de le préserver des routes et des voitures, qui dormaient de
l’autre côté des murailles alvéolées ; bornant des îlots de verdure de
forme et de reliefs différents, elles finissaient par s’enrouler autour
d’un disque central gazonné. On avait tenté d’insuffler du naturel grâce
aux arbres et aux buissons qui coiffaient certaines buttes, mais tout
ici, et cette volonté même, sentait fort le désir de gérer sa
population ; des pensées qui assignaient chaque portion de l’espace à un
usage étaient perceptibles : ici le jeu, là-bas, la rencontre et la
conversation, plus loin la promenade.
L’éclairage public et le vin capiteux pouvaient donner momentanément à
ce tableau l’aspect romanesque d’un habitat minimal destiné aux colonies
de l’espace ; mais dans quelques heures, son caractère schématique
dominerait à nouveau et avec lui le sentiment d’habiter une maquette.
Un crissement de plastique retentit sur la gauche sans qu’il puisse
précisément le localiser ; il visa une plaque d’égout avec son mégot.
— Partout dans la ville, ils en ont planté.
— De quoi, demanda la jeune fille ?
— Des peupliers, comme au cordeau et bien serrés. Pas du tout l’Apollon Citharède des arbres, comme le dit Giono quelque part.
— Où ?
— À Jules Ferry, en bordure d’en Jacca ou même au Cabirol.
— Non je voulais dire… Elle se ravisa et reprit : À la piscine aussi.
— Ils n’ont aucune individualité. Ils entrent dans la composition
de « barrières végétales », c’est tout. Derrière nous, ils séparent la
cité des vestiges de la dernière ferme. Elle est à l’abandon mais elle
témoigne pour qui peut la voir que les gens ne s’en sont pas toujours
remis à des urbanistes.
— Ton sujet ?
— Oui.
Il affectait un ton professoral, afin de rendre acceptable un discours
improvisé, mêlant des confidences à des extraits de son mémoire :
— Peu avant notre naissance, au début des années soixante-dix, le
développement urbain exponentiel a été planifié. On a relégué les
quelques rues du village d’origine à l’état de quartier excentré,
rapidement supplanté par un nouveau centre entièrement dévolu à la
marchandise ; les terres agricoles, dont ce champ constitue un reliquat
dérisoire, ont progressivement disparu, recouvertes de petites cités « à
taille humaine » et de quartiers d’habitations individuelles attirant
les classes moyennes ; de larges rubans d’asphalte, qu’enjambent çà et
là des passerelles, relient désormais le tout en s’enroulant autour de
ronds-points gigantesques qui fluidifient la circulation. "
-Oùtis- ex trait de: "Les peupliers" paru dans "Lundi matin n°299 le 9 août 2021
"L'homme qui marche"
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