vendredi 28 février 2020

le temps qui passe sans rien dire


"Métèque, ce mot accolé à tout ce qui n'est pas d'ici, à tout ce qui fait peur, à l'exotisme, à l'aventure, à la méfiance, à la traîtrise, au déracinement, ce mot tranquillement balancé aux visages trop burinés, aux mains calleuses, aux esprits libres, aux athées, aux juifs, aux Noirs, aux métis, aux Arabes, aux étrangers, aux vagabonds, aux clochards, est l'un des plus beaux mots du monde.
C'est un mot qui me console, qui me rappelle que je flotte, que je ne possède que les racines que je me suis dessinées, que j'aurais beau m'accoler une nationalité, visible sur mes papiers d'identité, une langue parfaitement maîtrisée, une vie d'autochtone, je ne serais jamais qu'une métèque.
C'est un mot qui fait peur, métèque, mais c'est aussi un mot de charme.
C'est un mot qui dit l'ailleurs, mais aussi le ver dans le fruit.
C'est un mot qui fait trembler les frontières, les réactionnaires, les conservateurs.
C'est un mot qui pourrait être le synonyme de cosmopolite, mais jusque dans le cosmopolitisme les castes prédominent, et le métèque joue souvent l'intouchable.
C'est un mot qui raconte la honte, le mouvement, la liberté et la solitude.
Métèque, le mot qui dit joliment l'ambition créatrice, les pieds dans la merde et la tête dans les étoiles.
Je suis une métèque, je participe de cette longue histoire de vagabondage, de larmes, de vol, de peur, d'ostracisme, de combat, de pas de côté. C'est ma mémoire et mon futur, c'est le seul lieu qui m'est permis, le seul lieu dont on ne pourra jamais me virer. Métèque est mon identité et ma poésie, ma chair et mon rire, ma force et ma faiblesse.
Faire l'éloge du métèque, c'est dire mon amour des sans-frontières, des sans pays, des sans terre.
Mais c'est aussi raconter la souffrance et la solitude, les destins brisés et les cris perdus, c'est dire la xénophobie, c'est faire la nique aux préjugés, c'est accepter de ne jamais s'attacher à une terre.
Métèque, ce mot qui me définit et qui raconte une très longue histoire de passions, de départs sans retour, de splendeur, de suspicions, d'impossible et de liberté.
[...]


[...]
Car s'il me faut choisir en ces temps où chacun est sommé de se présenter un drapeau à la main, disant son origine nationale, ethnique, religieuse, sexuelle, ses préférences, le passé dont il se réclame, je choisis le métèque.
Dans ce choix, il y a tout d'abord le refus absolu du déterminisme, social, historique, sexuel ou religieux; ensuite, une passion pour la liberté qui demeure, à mes yeux, la seule voie possible vers l'autonomie. Et c'est ici que le bât blesse. Accéder à l'autonomie, c'est l'enfer: il est plus aisé d'être dépositaire de ses gènes que de se réinventer et de ses choisir. 
Je crois que l'homme est naturellement porté à la paresse, et la proposition du métèque est un long chemin, solitaire et escarpé.
Mais je refuse d'être mon ADN, je refuse de n'être qu'une suite de cellules héritées de mes parents,
je refuse d'être entravée par la tradition, de n'être qu'une partie d'une communauté organique, faite de culture et de langue.
Je refuse de n'être que le fruit pourri d'un déterminisme historico-génétique qui honnit le doute et la liberté. 

si je choisis de me définir comme comme métèque, ce n'est pas seulement une provocation, c'est un sacerdoce et le plus beau chant d'amour que je connaisse.
Ma seule idéologie est la liberté, ma seule ambition le monde, ma seule maison celle que je construis au fil de mes désirs.
Je suis et resterai une métèque, car rien ne pourra jamais mieux définir la somme de tous les morceaux dont je suis faite, au gré de ce dont j'ai hérité, de ce que j'ai appris, rejeté, aimé, pensé, désiré.
Je suis une métèque et c'est le plus bel hommage que je peux rendre à tous ceux qui trainent la nostalgie d'une terre où ils sont nés et qui n'aura jamais le visage qu'ils fantasment; à ceux qui vagabondent entre les rives en espérant y découvrir un refuge; à ceux qui savent que rien ne définit mieux l'Homme que ses choix; à ceux qui sont tombés pour des nations hier inconnues à leur coeur, pour défendre une idée toute simple: que chacun puisse vivre, respirer, choisir, selon le flot de ses désirs sans être limité par le sang, le nom ou la tradition
Je suis une métèque, car personne ne me permettra jamais d'être autre chose. C'est peut-être le plus beau cadeau que m'a fait l'exil; devenir cet être difforme, mais libre."


 Abnousse Shalmani extrait de: "Eloge du métèque" Editions Grasset














Photo: Marc Racineux

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