mardi 16 mai 2017

galimatias


".../...
"Oui, moi aussi, je voulais être un artiste..."
dit son père avec acrimonie, presque avec méchanceté.
"Mais je n'ai pas réussi. Le courant dominant quand j'étais jeune était le fonctionnalisme,
à vrai dire il dominait depuis plusieurs décennies déjà,
il ne s'était rien passé en architecture depuis Le Corbusier et Van der Rohe.
toutes les villes nouvelles, toutes les cités qu'on a construites en banlieue dans les années 1950 et 1960 ont été marquées par leur influence. Avec quelques autres, aux Beaux-arts, on avait l'ambition de faire autre chose. On ne rejetait pas vraiment le primat de la fonction, ni la notion de "machine à habiter"; mais ce qu'on remettait en cause, c'était ce que recouvrait le fait d'habiter quelque part.
Comme les marxistes, comme les libéraux, Le Corbusier était un productiviste. 
Ce qu'il imaginait pour l'homme, c'était des immeubles de bureaux, carrés, utilitaires, sans décoration d'aucune sorte; et des immeubles d'habitation à peu près identiques, avec quelques fonctions supplémentaires-garderie, gymnase, piscine; entre les deux, des voies rapides. Dans sa cellule d'habitation, l'homme devait bénéficier d'air pur et de lumière, c'était très important à ses yeux; et, entre les structures de travail et les structures d'habitation, l'espace libre était réservé à la nature sauvage; des forêts, des rivières- j'imagine que, dans son esprit, les familles humaines devaient pouvoir s'y promener le dimanche, quoi qu'il en soit il souhaitait préserver cet espace, c'était une sorte d'écologiste avant la lettre, pour lui l'humanité devait se limiter à des modules d'habitation circonscrits au milieu de la nature, mais qui ne devaient en aucun cas la modifier.
C'est effroyablement primitif quand on y pense, c'est une régression terrifiante par rapport à n'importe quel paysage rural-mélange subtil, complexe,évolutif de prairies, de champs, de forêts, de villages.
C'est la vision d'un esprit brutal, totalitaire et brutal, animé d'un goût intense pour la laideur; mais c'est sa vision qui a prévalu, tout au long du XXe siècle.
nous, nous étions plutôt influencés par Charles Fourier..."
.../...


 .../...
Il sourit en voyant l'expression de surprise de son fils.
"On a surtout retenu les théories sexuelles de Fourier, et c'est vrai qu'elles sont assez burlesques.
il est difficile de lire Fourier au premier degré, avec ses histoires de tourbillons, de fakiresses et de fées de l'armée du Rhin, on est même surpris qu'il ait eu des disciples, des gens qui le prenaient au sérieux, qui envisageaient réellement de construire un nouveau modèle de société sur la base de ses livres. C'est incompréhensible si l'on essaie de voir en lui un penseur, parce que sa pensée on n'y comprend absolument rien, mais au fond Fourier n'est pas un penseur c'est un gourou, le premier de son espèce, et comme pour tous les gourous le succès est venu non de l'adhésion intellectuelle à une théorie mais au contraire de l'incompréhension générale, associée à un inaltérable optimisme, en particulier sur le plan sexuel, les gens ont besoin d'optimisme sexuel à un point incroyable.
Pourtant le vrai sujet de Fourier, celui qui l'intéresse en premier lieu, ce n'est pas le sexe, mais l'organisation de la production.
La grande question qu'il se pose, c'est: pourquoi l'homme travaille-t-il?
Qu'est ce qui fait qu'il occupe une place déterminée dans l'organisation sociale, qu'il accepte de s'y tenir, et d'accomplir sa tâche?
A cette question, les libéraux répondaient que c'était l'appât du gain, purement et simplement; nous pensions que c'était une réponse insuffisante;
Quand aux marxistes ils ne répondaient rien, ils ne s'y intéressaient même pas, et c'est ce qui fait d'ailleurs que le communisme a échoué: dès qu'on a supprimé l'aiguillon financier les gens ont cessé de travailler, ils ont saboté leur tâche, l'absentéisme s'est accru dans des proportions énormes; jamais le communisme n'a été capable d'assurer la production et la distribution des biens les plus élémentaires.
Fourier avait connu l'Ancien Régime, et il était conscient que bien avant l'apparition du capitalisme des recherches scientifiques, des progrès techniques avaient lieu, et que des gens travaillaient dur, parfois très dur, sans être poussés par l'appât du gain mais par quelque chose, aux yeux d'un homme moderne, de beaucoup plus vague: l'amour de Dieu, dans le cas des moines, ou plutôt simplement l'honneur de la fonction."
.../...


Le père de Jed se tut, s'aperçut que son fils l'écoutait maintenant avec beaucoup d'attention.
"Oui..." commenta-t-il,"il y a sans doute un rapport avec ce que tu as essayé de faire de
ans tes tableaux. il y a beaucoup de galimatias chez Fourier, dans sa totalité c'est presque illisible; il y a peut-être quand même, encore, quelque chose à en tirer. enfin, c'est ce que nous pensions à l'époque..."
Il se tut, parut replonger dan ses souvenirs. Les bourrasques s'étaient calmées laissant la place à une nuit étoilée, silencieuse; une épaisse couche de neige recouvrait les toits.
.../..."
Michel Houellebecq- extrait de: "La carte et le territoire" Editions Flammarion

   photos Camille





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