vendredi 22 avril 2016

un clin d'oeil




".../...
Ma cliente préférée, la plus matinale s'appelait Fleur et buvait toujours entre le lever et le coucher du soleil, une bouteille de whisky japonais: "Si je commence, je termine.J'ai une sainte horreur des choses entamées."
J'étais chargé de lui commander ses caisses hors de prix, venues d'Hokkaïdo, et de lui tenir compagnie pendant qu'elle buvait. Chaque jour, elle s'asseyait au bord du fauteuil de barbier, donnait trois pichenettes contre la bouteille pour attirer mon attention, et buvait une gorgée au goulot, avec une élégance que la plupart des gens n'ont pas quand ils trempent leurs lèvres dans une coupe de cristal. Je la revois déglutir et fermer les yeux, pendant que les mouches se cognaient aux vitres du Bonheur. Puis elle énumérait: "Noisette, bruyère, foin, tourbe" et soulevait une paupière: "Je dis n'importe quoi, Tom. J'ai un palais de cochon. Je ne fais pas la différence entre un bon whisky et un verre de Dry Corny, mais je m'offre toujours ce qu'il y a de mieux...Le meilleur whisky...Le meilleur paysage...Le meilleur ami...Je n'ai plus qu'à espérer que je ne resterai un cochon jusqu'à ma mort et que je saurais apprécier tout ça un jour." C'était sa façon de me dire son amitié. Alors je lui répondais qu'elle était ma seule amie et que le temps que je passais auprès d'elle était ce que mon professeur M. Takemo appelait le printemps intérieur, cette sensation de fleurir au contact de quelqu'un. Fleur me coupait au milieu de ma tendre déclaration : "Dis plutôt que je suis ton amie à 5%." Fleur avait calculé que ses dépenses en whisky représentaient 5% de mon chiffre d'affaires.
C'était sa silhouette qu'on croisait le plus souvent dans mes poésies. Fleur était l'héroïne de mes annuaires téléphoniques.

Retenir le temps
...

Avec des talons hauts 

J'ai toujours vu Fleur en talons hauts. Et je l'ai toujours vue ridée comme un chou frisé, la peau cuite, en robe juvénile, les jambes nues, des zigzags de veines violettes à l'arrière des mollets. Les seules filles de Shellawick à porter les mêmes jupes que Fleur avaient quarante ans de moins qu'elle et travaillaient au Toucan Dingue? "Je me les tords, c'est tout", répondait Fleur quand je lui demandais quel était son truc pour gambader dans le Pierrier avec ses talons hauts sans se tordre les chevilles. Elle précisait d'un air satisfait: "Il y a un pli à prendre."
Fleur n'avait jamais peur d'être blessante et disait toujours les choses avec une calme et brutale franchise. La première fois qu'elle m'avait demandé de lui acheter dix caisses de whisky japonais, elle m'avait dit: "Ne te tais pas comme ça. Tu peux dire ce que tu penses. Je n'ai rien à voir avec ces alcooliques qui répètent toute la sainte journée qu'ils ne sont pas alcooliques."
Fleur venait d'un pays où il faisait froid douze mois de l'année.
"Un pays où ça ne sert à rien d'avoir des jambes, vu que, jolis gigots ou vilains gigots, toutes les filles ont les gigots emmitouflés."
A soixante-dix ans, Fleur était une femme éblouissante, avec de longs cheveux gris qu'elle n'attachait jamais, même à la pire saison chaude; elle était venue dans notre région pour enseigner la géologie à l'université de Princebourgh. Le département des sciences de la Terre avait fermé l'année suivante et Fleur était restée chez nous, dans une caravane au sud de Shellawick, saoulée de bonheur et d'alcool au milieu de notre Pierrier où elle pouvait, sans prendre froid, montrer ses jambes presque toute l'année.
Elle n'avait pas publié le moindre article scientifique depuis des années, mais elle me parlait avec ardeur du Cambrien, sa période de prédilection, qui dura 55 millions d'années et prit fin 485 millions d'années avant notre ère. Fleur grattait les accoudoirs du fauteuil de barbier tout en décrivant les terrains formés à cette époque. Ils contenaient les plus anciens fossiles d'animaux à coquille et à carapace. a mesure qu'elle s'enfonçait dans sa description, ses ongles, barbouillés de vernis rouge écaillé, griffaient de plus en plus fort, le cuir brun. Je m'attendais à voir des bêtes jamais vues, à coquille  multicolore, sortir de la peau du fauteuil et grouiller comme des bijoux sur les mains de Fleur. Comme elle avait arpenté des montagnes inimaginables de temps géologique, notre temps à nous lui semblait dérisoire. "Comment veux-tu que je prenne ça au sérieux, l'humanité! On ne peu pas prendre au sérieux un clin d'oeil? Pourtant, c'est ce que nous sommes! Et c'est tellement court un clin d'oeil que le risque, c'est d'avoir mal vu! Si ça se trouve, l'humanité n'existe pas, c'est juste une idée qui est passée par la tête d'un trilobite! D'ailleurs je préfère ça...
.../..."

Emilie de Turckheim  - extrait de:"Popcorn Melody" Editions Héloïse d'Ormesson



 "Jette sur le temps un Oeil indulgent-
Il fit sans doute de son mieux-
 Avec quelle douceur sombre ce soleil tremblant
à l'Ouest de l'Humain."
Emily Dickinson











2 commentaires:

  1. Puisque de l'amitié ici est traitée voici un haïku qui s'y réfère

    "Eveille-toi, éveille-toi
    je veux être ton ami
    petit papillon endormi"

    (Matsuo Basho)

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    1. en quelque sorte l'effet papillon
      sans la théorie du chaos
      :-)

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