dimanche 27 novembre 2011
nous voyageons...
“Nous voyageons et certains à jamais pour chercher d’autres vies, d’autres âmes”
"Il arriva à la gare maritime. Le ciel était bas et gris, le vent hurlait dans les drisses et les baumes des voiliers claquetaient. Ses pieds gelaient dans ses chaussures inappropriées, des basquets en toile, qui prenaient l’eau à chaque pas, l’enfer.
La pluie se mit à tomber dru et chassa les derniers goélands attardés sur le quai.
Il attendait le ferry de 18 heures quinze et tenta de se réchauffer avec un café amer servi par la rondelette serveuse au bar de la gare, il sortit quelques instants le temps de fumer une clope, histoire de passer le temps.
18 heures, le ferry en provenance de Groehne n’avait toujours pas accosté, il n’accosterait plus, l’homme ne tarda pas à le savoir, un vent force dix déchainait l’océan, des vagues hautes comme des gratte-ciels menaçaient. Aussitôt faite l’annonce d’une voix métallique, plus personne, la gare subitement vidée, atomisée, il se retrouva seul sur le parking, pas un taxi, trop tard pour le bus, et son portable vidé de sa batterie. Il avança, tête vide, la nuit commençait à tomber, voile anthracite, il crut discerner sous l’auvent de l’abri-bus une forme, quelque chose, mais quoi? Impossible à définir, de loin il lui sembla capter un léger mouvement d’une sorte de linge ou quelque rectangle de jute terne défraichi ploie et se défait, un frémissement, était-ce un animal venu se terrer là au fond de la cabine, refuge ultime après une course folle?
“Fais ce que dois advienne que pourra”, il pensa à un bébé abandonné comme on le lit parfois dans la presse à la rubrique fait-divers. Il était une fois une jeune femme nommée Marylou, jambes élancées gants de satin et fume-cigarette nacré, visage à la Van Dongen, yeux cernés noir velours, se retrouve enceinte sans l’avoir désiré et son drôle de copain, le rastaquouère, il se fait appeler, elle, ongles longs ongles acérés, il lui arrive de faire des passes avec des hommes croisés ça et là, bouches carnassières chemises entrouvertes, hôtels en trompe-l’œil sur lits à baldaquin, ce bébé elle n’en veut point.
L’homme revient à lui-même, son imagination l’aurait quelque peu égaré, ralentit, peu pressé d’avancer, de savoir, pas envie et cependant attiré irrésistiblement sentiment confus, syncopé, aimanté par ce qui le fait craindre, comme dans un songe, se dirige vers l’abribus, a-t-il rêvé cette scène? L’a-t-il déjà vécue?
La grosse dame fesses pommelées body à pois à quatre patte offerte puis assise, elle serre le cou de sa poupée, lisse sa robe entrouvertes, il voit tout cela par le trou de la serrure, doit- il rester tenter d’en voir plus, ouvrir la porte, un homme a posé sa montre sa chevalière il sourit, un sourire conquérant de celui qui possède et qui sait, qu’il obtiendra ce qu’il veut, qu’on ne lui résistera pas, il a payé assez cher, la fille se retourne : elle a une tête d’enfant, il a payé mais il n’a jamais imaginé se retrouver avec une petite fille à peine pubère, c’est impossible.
Un tourbillon de feuilles mortes effleure la chaussée, il a froid, bientôt l’hiver. Tu passes ta vie à attendre et tu n’apprécieras jamais la tempête. Il revient à lui même, court maintenant jusqu’à l’abri-bus, s’approche de la masse inerte, soulève la toile. Un enfant grandes dents blanches, sourire de chat-huant le regarde dans l’obscurité, masque et miroir. Il est atterré, son esprit chavire, envie de courir, d’échapper, mais ses pieds sont de plomb, cloués au sol, figés. Il se sent aspiré comme si le sol sous lui se dérobait
Une enfant seule, la nuit dans cet espace temps indicible, ténèbres-paradis, l’enfant au bélouga, le petit requin blanc. L’enfant est partie avec sa grand-mère chercher de l’eau au puits, il faut marcher loin du village sur des sentiers sinueux, traverser la forêt, peu sûre en ces temps de guerre, elle serre la main de sa grand-mère, la chaleur de sa petite main dans la paume sèche et ridée de l’aïeule, elles marchent pas à pas, leurs pieds heurtent parfois des cailloux sur le sentier incertain, la terre est sèche, des hommes à un détour, menaçants armés de fusils flamboyants, des hommes excités sont-ils drogués ou exténués, ils poussent des cris d’animaux, (sont-ils encore des hommes), encerclent la petite fille et sa grand-mère, feulent ricanent, une écume noire coule de leurs bouches frémissantes puis c’est la nuit. La violence a tué le soleil et le jour. Marylou aux gants de soie et le joyeux fêtard battent la cadence. Tambours tamtam de la brousse orchestrent la bacchanale, une météorite transperce les corps déjà meurtris, âmes échappées, enfance volée, carnage. Humiliation. La vie a basculé comme un tas de bois. Elle s’appelle Manenda.
L’homme esquisse un geste de la main pour repousser l’horreur? il avance maintenant, les nuages sont noirs, la nuit est là, il se réfugie sous l’abri-bus voit le petit tas, tend la main, soulève un coin de la toile de jute filet sali entaché de ses cauchemars. La pluie tombe claque les parois de la nuit silence. Pleine nuit obscure. Ni lune ni étoiles. Energie océane en vertige funambule
Un chant s’élève de l’océan, c’est le bélouga blanc face hilare ailerons déployés, il invite l’enfant, manège joyeux, barbe à papa rosacée pomme d’amour pour une ballade cétacée. La mer s’entrouvre flux et reflux, il pleut sur l’océan cette nuit là au large de Groehne, l’homme relève le col de son manteau et s’en retourne vers la ville fantôme. "
Chantal S.
Ce texte a été sculpté sous la direction de Frankie Pain dans le cadre de son atelier d'écriture de l'Hajat
"Il est des portes sur la mer que l'on ouvre avec des mots "
-Rafael Alberti-
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