mardi 22 mars 2011
revivre la bataille
-Gaston Chaissac-
".../...Sur le quai une fille en noir très jeune, quatorze quinze ans, me tourne presque le dos, turban noir plaqué contre son front bombé presque aussi noir, veste longue cuir noir, pantalon serré dans bottes hautes de daim, col roulé mastic, grande besace molle en toile écrue. Je fouille dans mon sac, elle bouge trois quart face, encore mieux, je mets la main sur mon Nikon, j'hésite, est-ce que je peux vous? est-ce qu'une personne aussi gracieuse et élégante que vous peut habiter dans un endroit pourri comme le fond des forêts?
Le train arrive, RER D, rouge et bleu à impériale, nom inscrit en lettres lumineuses sur son front carré, PUMA, ses banquettes déchirées, ses vitres gravées de laids paquets lettristes, MILE RISOT SUD RONG OURNE, ses signaux d'alarme rouge sang ses petites vieilles pas tranquilles sa porte qui claque.
Clack.
La fille en noir est restée sur le quai, suprêmement indifférente à la laideur qui l'environne.
Je m'assieds en face d'un grand maigre au casque vissé sur les oreilles. Ce type hoche son long visage chevalin fort-da-forts-da-fort-da-tête de Christ qu'on aurait laissé vieillir, définitivement abandonné par sa girouette de père, à son poste de fils et le monde en eût été changé, quolibets, soldatesque romaine écroulée de rire, quand on pense qu'on était à deux doigts de le crucifier ce clown, et on s'en serait collé pour deux mille ans de génuflexions, confessionnal et montres de première communion. Vautré sur son siège, ses cuisses creuses encadrant les miennes ballottent aussi, me frôlent de temps en temps sans que j'arrive à savoir si c'est intentionnel ou pas, tandis que d'une main il gratte une guitare imaginaire avec une régularité métronomique.
A ma droite un petit bonhomme tassé sous un bonnet deux fois gros comme sa tête farci de dreadlocks, en tricot acrylique beige orné de continents africains noirs, manipule son téléphone entre ses doigts sur un rythme plus rapide mais tout aussi binaire que le Christ au walkman.
ça fait comme un concours de branlettes aux extrèmes bords de ma vision périphérique.
Je m'endors à moitié, bourré de fatigue. De temps en temps, entre deux grincements de frein, il me semble vaguement entendre Vito ricaner.
Sacré Guy, hein?
Qu'est-ce que? Il s'éloigne entre les banquettes, me fait un petit signe au passage deux doigts en l'air-une bénédiction? va en paix ma fille ou est-ce que je rêve?
Quand j'ai rencontré Guy c'était un jeune homme sarcastique qui sortait de l'Idhec et d'un mal d'amour dont il était presque mort. Cuite suicidaire au volant de sa ronflante TR4, un platane plein pot, trois tonneaux douze fractures un oeil crevé par la tige du pare-soleil. Un an d'hôpital et de rééducation plus tard, restait ce Guy-là au bandeau noir, vaguement post-situ, se déplaçant en bande avec d'autres aspirants cinéastes qui tournaient autour de Vito. Cinémathèque tous les après-midi, discussions overnights, corps tièdes entassés dans des piaules, drague serrée.
Comme un trophée qu'on brandit après le match, on me poussait en avant pour fendre la cohue au cours de Deleuze à Vincennes, aux séminaires de Barthes, de Foucault ou même parfois du vieux Lacan. J'absorbais tout ce que je pouvais avec avidité et insouciance, dans un désordre dont j'avais à peine conscience je remplaçais sans moufter Angélique marquise des Anges par Pierrot le fou et Mireille Mathieu par Lou Reed. J'apprenais que le complexe d'Oedipe n'était pas éternel avant d'avoir compris ce que c'était, qu'il ne fallait pas lire les journaux sans grille de décryptage, que le mensonge était une science complexe sur quoi se fondait toute sorte de pouvoir. J'abandonnais Barbara Cartland pour Marguerite Duras période Détruire, dit-elle, et surtout je faisais connaissance avec Kurt Schwitters, Gaston Chaissac et les combine paintings de Rauschenberg- je les aimais comme des proches, comme des amis de mon cerveau boulimique, hirsute, peuplé de pièces et de morceaux raccordés à la six-quatre-deux.../...
-Kurt Schwitters-
.../...ça marchait aussi grâce à mes chaperons, les futurs cinéastes: en tant que pure fille du prolétariat et compagne de Vito, je bénéficiais auprès d'eux d'un prestige vertigineux. Dans ce milieu de petits ou moyens bourges dessalés, où les grands gestes utopiques faisaient encore de l'audience, j'étais à moi toute seule le peuple courageux, opiniâtre, solidaire, ingénieux, drôle et inventif. Les filles copiaient ce qui restait de ma garde-robe nunuche de Troyes, jupe à bretelles et cols roulés moulants en acrylique, les mecs se battaient pour que je grimpe sur leurs bécanes se simili voyous.
C'était excitant, même si de temps en temps, par éclairs, je comprenais que ma propre imposture (après tout je n'avais jamais demandé à être sacrée mère du peuple) en cachait une autre bien plus grave, j'étais bien placée pour savoir que là d'où je venais il y avait aussi peu de héros et pas moins de pleutres, lâches, fourbes, égoïstes, pas moins de cruels et d'imbéciles qu'ailleurs.
A commencer par moi, que dégoûtaient toutes ces pauvres laides babioles accumulées par ma mère sur son buffet de cuisine, toutes ces choses que je regardais moins d'un an plus tôt comme inévitables, son tablier de gardienne, les sardines du dimanche midi l'apéro la belotte et le reste. Mes parents étaient frustrés, conformistes, candidement racistes-comment auraient-ils pu faire partie d'un quelconque projet révolutionnaire?
Mais par quel moyen leur expliquer ça, aux jeunes Parisiens? .../.."
Extraits de "Revivre la bataille"-roman de Juliette Kahane-Editions Mercure de France-
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faut voir...trop occupée pour lire, en ce moment.....
RépondreSupprimerun peu déroutant au début mais une fois que l'on a apprivoisé l'écriture c'est super
RépondreSupprimerenfin c'est mon humble avis
;-)