"Je vais chercher le double décimètre dans le placard sous le lavabo de la salle de bain et je vais mesurer exactement les côtés de cette feuille de papier, la longueur et la largeur que je vais multiplier pour obtenir la surface de cet espace de liberté.
Mais je pourrais le mesurer autrement: avec mes pouces, avec mes pieds.
Je pourrais le mesurer avec un barreau de prison.
Je pourrais le mesurer avec un bâillon.
Je pourrais le mesurer avec un sabre ou un goupillon.
Je pourrais le mesurer avec la couille d'un eunuque.
Je pourrais le mesurer avec l'odeur de la rue quand on ressort vivant de l'hôpital un mardi ensoleillé d'automne.
Je pourrais le mesurer avec la pile Wonder de la lampe de poche la nuit sous les couvertures du dortoir où je lisais Histoire d'O.
Je pourrais le mesurer avec le cul d'Yvonne (et je découvrirais que l'on parle d'espace de liberté mais jamais de volume de liberté).
Je pourrais le mesurer avec un solo de Miles.
Je pourrais le mesurer avec la liberté puisqu'on emploie cette expression: "Je prends la liberté de...".
Je prends la liberté de prendre la mesure de cet espace de liberté.
Je pourrais le mesurer avec la question de la liberté, étouffante, oppressante liberté, tyrannique liberté, cette peur dont il faudrait nous guérir, qui fut l'horizon indépassable, l'émancipation de l'individu comme de l'espèce, la rédemption des masses qui méritait qu'on lui sacrifiât la vie et qui aujourd'hui est devenue la liberté du consommateur de choisir entre divers produits, entre le Big Mac et la pizza.
Ancien combattant, songeant à ceux qui versèrent pour cette Liberté chérie leur sang et leurs larmes, je pourrais le mesurer avec une phrase de jadis: "La liberté ne s'use que si l'on ne s'en sert pas", et pleurer sur tous les espaces de liberté inemployés et fustiger les fainéants que nous sommes en cette vallée fertile.
Je pourrais le mesurer avec toutes les libertés minuscules, pas la grande messianique inscrite au fronton du pouvoir mais les petites de chaque instant, effractions amoureuses, insoumissions aux idées insidieusement imposées, défis, contre-courant, dissidences.
Je pourrais enfin le mesurer avec un géomètre en présence d'un huissier afin de définir qui peut occuper cet espace, qui en est le propriétaire, qui peut y entrer, quelle carte il faut y présenter à l'entrée, quel squatter, quel sans logis pour ses idées, quel sans-papiers viendra occuper ce papier, par qui il faut le faire garder et comment le préserver: quels barreaux mettre aux fenêtres, à quelle hauteur les barbelés, dans quel tissu de soutane faut-il faire les bâillons, quel salaire pour l'eunuque, combien de caméras, combien de chars, combien d'avions de chasse, combien de divisions pour défendre MON espace de liberté?"
Daniel Mermet- -extrait de: "Là-bas si j'y suis" -carnets de route- Editions La Découverte&Syros
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