samedi 3 juillet 2010

PETIT FRERE

"Daniel mon petit frère, je n'ai sans doute jamais vu cet enfant, cet homme, cet autre toi dont tu parles? Je me souviens avant tout d'un grand rire, d'une incroyable bonne humeur. Je te savais plus faible, plus fragile avec parfois cet air absent sur ton beau visage. Je te connaissais étrange, mais pas en souffrance, non cela je ne le savais pas.
Je me souviens de ton air terrorisé lorsque notre père te demandait d'aller chercher du vin à la cave. Tu remontais, désolé de ne pas avoir trouvé la bouteille, il criait et tu souriais en me regardant. Rien n'énervait plus notre père que ce rire, il me suffisait d'une grimace pour faire disparaitre ton chagrin.
Ce rire était un rempart, une vague face à cet aveuglement que nous avions tous, tu étais l'enfant heureux, cela nous le savions simplement. Nous dormions tous les trois dans la même chambre quand nos deux soeurs se partageaient l'autre.
Les nuits étaient rythmées par le roulis de ton corps sur les couvertures, tu te balançais, nous disions tourner. Avant chaque départ vers le sommeil tu te tournais de plus en plus vite jusqu'au commencement des rêves. Même là, dans cette nuit de notre chambre, tu parlais à haute voix, tu criais, tu te battais contre les esprits farceurs.
Petit, tu tombais, tes jambes restaient fragiles et ton équilibre précaire. Tu chutais et tu riais, nous partagions cette aventure de ta bonne humeur. 
Un jour tu avais deux ans peut-être, ton frère jumeau a basculé dans un bassin, tu n'as pas hésité une seule seconde tu as plongé aussi. Je vous ai ramassés. Du haut de mes huit ans je vous gardais des journées entières et déjà vos rythmes n'étaient pas les mêmes. J'ai eu peur mais tu as ri encore en crachant de l'eau froide.
Avec cette écriture je me demande s'il te reste de ces années d'enfance les mêmes bonnes humeurs, les mêmes éclats. Je ne sais pas, je ne suis plus certain tant je n'ai rien vu de cette faiblesse dont tu portes les meurtrissures.
Même encore quarante ans après, je ne mesure pas cet écart dans nos vies. Je t'ai vu pourtant redoubler plusieurs classes successives, j'ai vu cette même photo de classe se répéter et toi grandir sans quitter le CE2. Mais je me suis  toujours dit "ce n'est rien, c'est pour plus tard, il viendra plus tard." Peut-être étions-nous tous inscrits à cette même enseigne d'une tare héréditaire, de ce manque d'intelligence dont nous affublait le père.

Petit, tu étais maigre et sec, à la mer tu te baignais et puis tu tremblais comme si tu épuisais tes réserves. Tu serrais les poings, tu te blottissais contre notre mère et tu attendais ainsi grelottant sous un soleil de plomb.Nous te couvrions de serviettes puis nous retournions à l'eau avec nos chambres à air et nous te faisions des grands signes.
Ton corps parlait à sa manière de cet esprit à vif, de cette révolte muette, mais nous disions "il est nerveux" Tu as grandi doucement sous la coupe d'une implacable malédiction. Cette lenteur dans tes gestes, cette maladresse du mouvement, venaient d'une terrible malchance: tu avais bu "l'eau de la mère" et ce liquide impur te condamnait à une anémie de l'esprit. Tu n'étais pour rien dans ce retard sur les choses, seule une mauvaise inspiration te laissait à la traîne de l'école. 
Nous mesurions à ta fragilité la chance d'avoir retenu notre respiration plus longtemps que toi dans le ventre de notre mère. Nous ne disions rien de cette étrangeté, nous pensions simplement à son étonnante toxicité. Toi plutôt que ton frère, quelle injustice! Y'as-tu seulement pensé une seule fois?
Tu as gardé un rapport au monde abrupt, effilé comme le tranchant des décisions sans appel, tu aimes ou tu détestes, il n'existe aucun compromis. tu as besoin de faire et défaire cent fois les petits bouts de vie dans ta tête. ensuite rien ne t'arrête, rien ne peut dévier cette course vers le but fixé. Pas même mes raisons qui parfois s'effritent, se transforment, rendent inutiles l'idée du début. 
Un jour je t'ai dit qu'il commençait à neiger au bout de la rue, tu t'y ai rendu sans douter une seule fois de ma parole. Tu t'es planté sous le lampadaire à l'endroit exact où je t'annonçais les premiers flocons. 
Combien de blagues idiotes t'avons nous faites sans que jamais tu ne te fâches. Lorsque tu comprenais, tu revenais en riant aux éclats et tu nous bourrais de coups de poings factices. Tu aimais te battre, te mesurer à moi dans des corps-à-corps virils. Tu finissais irrémédiablement au tapis trahis par ton déséquilibre, tes membres secs s'accrochaient à moi et tentaient de me jeter au sol.
Il n'y a pas si longtemps encore nous nous battions ainsi sur un ponton près de la rivière et toujours ce besoin de se toucher de mélanger nos forces.
Je sais ce qu'il en coûte de se raconter mais peut-être le ferons-nous quand même. Cette fois-ci, petit frère, c'est moi qui attendrai la neige et je sais très bien où elle tombera. Je te le dirai un jour lorsque nous serons prêts et qu'enfin cette malédiction ne sera plus qu'une étrangeté."

Ce texte "Petit frère"  de Jean-Claude Arévalo a été publié  dans le numéro 979 de l'hebdomadaire "Lien Social"

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