dimanche 4 avril 2010

LES DERNIERS JOURS DE PARIS


-Vendredi 17 mai, 16h12

"-L'homme est une bête sauvage. Un animal sensible. Un animal pensant. Un animal ayant conscience de soi.
Le prof de philo fait une pause, comme un mauvais acteur, puis ajoute, sourire pincé et oeil piquant:
-Si l'homme est bête...il n'est pas bête. Hu Hu Hu!
Le premier rang pouffe poliment. Moi, assise au fond, je fais une moue affligée.
-Je vous navre, mademoiselle Pucci?
Impassible, je fais "non" de la tête en le dévisageant avec mollesse.
M. Boldwinckel me déteste.
-Si mon cours vous ennuie, je suis sûr qu'il reste de la place à l'atelier de bricolage, en 4e, avec les camarades de votre âge, Hu Hu Hu!
Le premier rang pouffe à nouveau
-Et ce type publie chez Gallimard...dis-je entre mes dents
-Un commentaire?
Muguette, assise à côté de moi, me donne un coup sous la table. Elle a raison, j'ai d'autres soucis en tête.
-Non monsieur Boldwinckel.
Boldwinckel hausse sèchement les épaules et remonte sur l'estrade. Dans un reflet de la vitre, il vérifie sa grande mèche sombre puis tire les pans de sa veste mauve.
-Reprenons, grogne-t-il, reprenons...
"C'est ça : reprenons" me dis-je en me replongeant dans mes notes.
Tout est là, sous mes yeux, coincé dans mon livre de philo. Les lieux de kidnappings; le nom de chaque bébé; une carte des différents immeubles, que j'ai tenté de relier selon plusieurs schémas. Des dates, des croquis, des questions aussi en vrac que dans ma tête. Mais ça ne m'inspire rien.
-Tu deviens obsédée, ma parole, chuchote Muguette, qui vient de regarder la grande feuille, par-dessus mon épaule. Je sais que tu es surdouée, mais on a le bac dans un mois.
Sa remarque est prononcée avec affection. Un quart d'heure plus tôt, elle est venue s'asseoir à côté de moi. La mine coupable.
-Je suis désolée, pour tout à l'heure...Je ne savais pas que Barthélémy allait se pointer aussi tôt...
Vérifiant que Boldwinckel regarde ailleurs, elle insiste:
-ça va durer longtemps, tes rébus?
Je serre les dents et réponds, sans bouger les lèvres:
-On ne peut pas compter sur les flics pour retrouver ces enfants...
 -Qu'est-ce que tu en sais? C'est leur métier, non?
-Je crois surtout qu'ils ne comprennent rien.
Une main arrache ma feuille de notes.
-Ne comprendre rien à quoi, Mademoiselle Pucci?
 Penché sur ma table, Boldwinckel me scrute avec une mimique de triomphe et lit:
-Pierrot CHauvier; Omar Otokoré; Toufik Dati; Clément Baude; Lin N'guyen...
Il s'interrompt  et sourit à la classe.
-Des noms de philosophes, sans doute Hu Hu Hu!
Le choeur des vierges glousse en écho.
Moi, je pose un coude sur mon pupitre et appuie le menton au creux de ma paume, l'air ennuyé.
Cette nonchalance horripile Boldwinckel!
-Vous m'emmerdez, Pucci. Vos quatre ans d'avance ne vous autorisent à rien, surtout pas à mépriser vos professeurs et vos camarades.
Je n'ai pas bougé.
Depuis le début de la tirade, Muguette a posé sa main sur ma cuisse, signifiant: "Tu te tais, tu attends que ça se passe; pas de pétage de plomb! "
Elle a raison.
Ma voix jaillit pourtant comme un son de flûte après l'orage.
-C'est bon, monsieur a fini?
-PARDON ?!
Tout aussi doucement, je me lève, range mes affaires dans mon cartable, et marche jusqu'à la porte.
Boldwinckel  est médusé. Dans la classe, tout le monde se tait. Du regard, Muguette me supplie de rester, mais j'en ai trop marre!
-Vous m'excuserez, mais j'ai rendez-vous chez le marchand de sucettes, avec mes amies de CM2.
J'ouvre la porte.
-Après ça, on ira à la piscine, prendre des douches et nous faire violer par un prof de philo pédophile.
Je me retourne une dernière fois et scrute la classe en couinant, comme une ultime gifle:
-Hu Hu hu! .../..."

Extrait du roman  "Les derniers jours de Paris" de Nicolas d'Estienne d'Orves- XO Editions

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