mercredi 17 février 2010

Dis, raconte-moi une histoire



"Non, je ne suis pas une petite fille qui retarde l’heure de l’endormissement en accaparant encore un peu ses parents épuisés. Je suis une jeune femme, bientôt le mot jeune devra même disparaître de ces lignes, une femme donc de 36 ans. De l’enfance je n’ai gardé de visible qu’un sillon à l’intérieur des bras, dans un endroit charnu dont j’ignore le nom, un pli de bébé disait ma mère.
L’invisible par contre peut prendre toute la place, avec des envies de courir, de bondir au lieu de marcher, de crier au lieu de parler, mais ce n’est pas convenable pour un adulte.

Celui à qui j’adresse cette demande, est assis sur le canapé de mon appartement, il n’est ni mon père, ni un enfant, ou un frère, il est mon amoureux.
Un amoureux tout neuf, que je ne connais que depuis quelques jours. Il ne sait pas encore quoi faire de ses mains, ni de son corps, même ses yeux bleus m’évitent.
Ils sont si maladroits au début ces presque amants, anxieux, craintifs, juste avant que leur nature de conquérant prenne le pas sur cette timidité si charmante qui marque les tout débuts des relations amoureuses.

Combien de fois ai-je demandé à mes amoureux de me raconter une histoire ? Combien de fois m’a t’on répondu, en confondant ma demande avec celle d’une histoire humoristique « Je ne n’en connais pas ou je ne sais pas les raconter ? «
Et quand je m’exprimais un peu plus précisément, l’incompréhension était encore plus grande.
Quoi une histoire à ton âge ? Mais laquelle ? Une histoire de conte de fée que tu connais déjà ?
Ils avaient oublié qu’on pouvait sortir de Grimm, d’Andersen, et pour eux le Petit prince n’était qu’un enfant égoïste qui s’amusait à déranger les fleurs, les animaux et les grandes personnes.
Non, une histoire commence par « il était une fois » sinon cela serait tricher et ne se termine pas, mais absolument pas, par « ils se marièrent est eurent beaucoup d’enfants « car elle serait alors une histoire de quotidien. Le quotidien qui est l’ennemi du rêve, de l’absolu, de la passion.
Comment concilier la demande incongrue d’une adulte dans des vies où il n’y a plus d’horloges pour égrener bruyamment le temps, où les cheminées ne servent plus à réchauffer, où la vacance du dimanche est réservée aux tâches du quotidien, aux repas familiaux, aux films vus dans des salles bondées ?

Je posais donc une nouvelle fois cette question, avec appréhension, (avions nous déjà fait l’amour ?). Pas encore, cette intimité là serait pour plus tard, d’abord le plus urgent, le plus indispensable : l’histoire.

Il ne me demanda aucune précision, ne se fourvoya pas dans une histoire drôle, et me raconta ce que je voulais entendre, un récit amoureux, triste et grave comme est la vie quand elle est sublimée. Qu’importe son contenu ? Sachez seulement qu’elle fût belle, que je fus émue et que portée par ses mots, je me trouvais aussi proche de lui que si nous faisions plus qu’un. Il partageais avec moi son imaginaire, son monde, sa rêverie était mienne. Je l’aimais, oh si vous saviez combien je l’aimais à cet instant précis.


Le lendemain, nous étions désormais amants, mais ce n’est pas là le plus important, je réitérais ma demande. Persuadée qu’un miracle d’une telle force ne pourrait pas se renouveler.

Sans plus de questions que la veille, il accéda encore une fois de bonne grâce à ma requête. L’histoire du jour était fort différente de la veille, c’était notre aventure débutante qui était mise en scène, fable d’un sentiment naissant mais qui avait déjà la force et la profondeur des amours mythiques.

J’avais trouvé mon faiseur de rêves. Qu’importe la télévision, les films, et même la plupart des livres, si on a la chance de pouvoir vivre auprès d’un conteur d’histoires ?

Quel ennui peut naître dans un couple, si l’un au moins, sait transcender la réalité, si ce pouvoir extraordinaire d’invention qui existe dans toutes les enfances, même les plus malheureuses, perdure encore à l’âge raisonné à défaut d’être raisonnable ?

Prendre le temps d’inventer, non pas pour l’honneur, la célébrité ou la gloire (mais qu’y a t’il de plus prestigieux qu’une écoute amoureuse quand elle est fusion ?), pour une seule personne devenue unique, sans espoir d’être publié, créer une œuvre éphémère, instantané de vie.

Pour le réel plaisir de raconter et d’être entendu. En face de moi, tout près, se tenait donc l’extra terrestre, le plus qu’humain que j’avais passé ma vie à chercher. En m’offrant cet acte gratuit, en occupant l’espace et le temps, de tout son être, cet homme m’avait fait le plus beau des cadeaux.

C’est peut être rien pour vous, rien qui se porte, rien qui brille, qui sente bon, qui se prenne en photo et que l’on puisse montrer à autrui.

Je reste près de lui, je ne ferme pas les yeux mais je ne suis qu’écoute et rien ne s’approchera plus de la notion si subjective de bonheur que les moments passés auprès de cet homme à l’imaginaire débordant.

La petite fille à trouvé son père, l’enfant unique son frère, la femme son idéal.

Mon bonheur, son bonheur aussi, je le touche du bout des doigts quand je prends sa main, et il recommence à chaque fois que j’entends cette phrase magique « Il était une fois… ».


Eve Meyer – mai 2006- 

Cette histoire, "Dis raconte moi une histoire" a été publiée sur le site 1000 nouvelles

Eve-Meyer


Eve Meyer est également ("et avant tout" dit-elle)  peintre et l'on peut voir ses créations  sur son blog: "Morceaux de Vie Ordinaire- D'ETOILES "

Eve Meyer
 

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