mardi 24 novembre 2009
la foire au crime
"A la descente du train, j'ai lu sur la banderole: XXXIXem édition de la Foire du Crime de Saint-Naz.
Il y a 39 ans je n'étais pas encore de ce monde. Il paraît que le monde était bien différent. Des vieux du coin disent que la Foire n'a plus grand chose à voir avec ce qu'elle était jadis.
J'ai laissé de côté les deux ou trois choses précises que j'avais à y faire et, comme d'habitude, j'ai fait mon petit tour entre les stands, le nez en l'air, en cherchant les surprises et les nouveautés.
Cette année, ils ont installé les tueurs à gages dans un superbe entrepôt rénové à leur seule intention. Une cinquantaine de stands tirés au cordeau proposent les services de cette brave corporation à des prix plus ou moins étudiés. Les pros s'y sont tous donné rendez-vous. J'en ai reconnu quatre ou cinq parmi les meilleurs. Les badauds se pressent pour voir les stars se pavaner dans des fauteuils en sirotant du dur. Je me suis renseigné sur les tarifs, comme ça, par simple curiosité.
Pas moins de quinze briques pour faire buter un anonyme, mais ça commence à grimper sérieux pour les contrats sur les personnalités. De nos jours, un V.I.P. peut atteindre les cinquante plaques, frais compris. Des moins pros s'essayent à la carrière et cassent les prix pour au moins rembourser la location du stand. La plupart des petits nouveaux ressemblent plus à des porte-flingues sortis d'un film de Lautner. Mais faut bien commencer un jour.
Je suis passé dans le Hangar aux Alibis pour y serrer quelques mains. Pour cinq mille balles on peut y trouver un faux témoignage plutôt fiable, mais là encore la concurrence joue à fond. D'un côté, les maisons solides, travail soigné, celles qui prennent en charge le client dès la préméditation et l'accompagnent jusqu'au premier jour d'instruction. Avec, en sus, une garantie après-vente en cas de procès aux assises. De l'autre, les témoins de dernière minute qui jureraient d'avoir passé la soirée avec le premier venu, en dépit du bon sens, et qui se rétractent au premier interrogatoire. Quelle misère!
J'ai traîné mes guêtres dans l'Allée des Cerveaux. Planifications en tous genres: braquage de banques et de convois de fonds, vols de documents. un bon casse, clé en mains, réglé comme une horloge, avec graphique et prestataires de service selon les besoins: les chauffeurs, les hommes de main, les indics. Question prestige, ils ont invité Ronald Biggs, le génie du train postal Glasgow-Londres. Il a peu parlé pendant le débat mais ça m'a fait plaisir de le voir en bonne forme.
J'ai mangé un morceau dans l'Allée des Fourgues. Recel en tous genres. ça va du Van Gogh à l'auto-radio. On s'est bousculé autour du diamantaire qui faisait une mise à prix pour une rivière de perles qui aurait appartenu à Gloria Swanson. J'ai croisé un peu plus loin mon pote Jérémy, le dernier léonard européen. Son faux billet de cinquante balles était resté dans les annales, mais il avait connu un vrai revers de fortune à cause d'un Pascal qui avait mal séché. Il s'est plaint de la texture du papier qu'on trouvait de nos jours et m'a avoué qu'il était en perte de vitesse. La fausse mornifle n'intéresse plus personne, a-t-il dit. Pour ne pas perdre la main il bidouille des cartes d'identité et des cartes bleues. ça m'a fait de la peine. un talent pareil.
J'ai rapidement traversé l'armurerie, je n'aime pas les gens qu'on y croise. Mais je me suis laissé prendre au bagout d'un camelot qui faisait la démonstration d'un petit gadget à lames de rasoir qui porte à une bonne dizaine de mètres. Messieurs Dames! Le Razorflash, avec le mode d'emploi et la garantie, et j'ajoute en cadeau, pas une, pas deux, mais trois boîtes de recharges, le tout pour cent balles! Et on se bouscule siouplait!
Dans le coin librairie je me suis laissé tenter par le Manuel du maître-chanteur dédicacé par l'auteur. Je ne suis pas maître-chanteur. Mais j'ai pensé que le bouquin devait être plutôt bien écrit.
J'ai remis au lendemain le coin des cols blancs: avocats véreux et comptables marrons. J'ai fait un break à l'hôtel pour prendre une douche et enfiler mon smoking pour la soirée de gala et la remise des Derringers d'Or. Car cette année, pour la première fois, j'étais nominé dans ma catégorie.
C'est en sortant de la chambre que je l'ai vue. J'ai voulu fermer les yeux mais il était trop tard. Elle avait le regard brûlant de Méduse et la voix des sirènes. Elle avait le corps de Calypso et une réputation plus cruelle que celle de Circé. Et moi, Ulysse de fortune, je me suis vu tomber dans tous ses pièges à la fois. J'ai eu une seconde de vertige et une minute de fièvre, quand elle m'a dit: on se voit ce soir, non...?
Le dîner n'en finissait plus. Heureusement qu'à deux tables de la mienne, j'ai vu la vamp me lancer des oeillades assassines. Le moment tant attendu est arrivé, l'organisateur a donné le coup d'envoi de la cérémonie avec des girls qui nous ont gratifié d'un numéro ringard du Casino de Paris qui aurait été mis en scène par Lucky Luciano. Il a fallu se taper les Derringers d'or du meilleur tueur à gages et du meilleur braqueur. il y a eu un petit moment de panique quand ils ont annoncé les nominations du meilleur terroriste; un seau à champagne a explosé à une table du fond, et trois des nominés qui avaient eu la mauvaise idée de se réunir pour la bouffe, se sont retrouvés en miettes. Ce qui nuisait radicalement au suspens, rapport au gagnant qui s'est levé pour chercher son trophée sans attendre qu'on décachète l'enveloppe.
Il leur restait à décerner les deux derniers Derringers. Mon coeur s'est mis à battre. Cette fois, j'avais une chance d'être le meilleur de ma catégorie. Et elle, dans la sienne, était à dix coudées au- dessus des trois autres filles en lice.
Tard dans la nuit nous nous somme retrouvés dans ma chambre pour fêter nos victoires au Dom Pérignon. Mon Derringer et le sien côte à côte, rutilants.
-ça fait quel effet d'être la meilleure femme fatale de l'année. j'ai demandé.
-c'est gratifiant. Mais je le mérite. J'ai travaillé dur pour l'avoir. Cette année, j'ai eu deux suicides de banquiers, et j'ai fait plonger un ministre. même les plus coriaces ne me résistent pas. Et vous?
-Oh moi, je ne m'y attendais pas du tout, dis-je, hypocrite. Les sérial killers ne pensent pas à ce genre de récompenses, vous savez...
- C'est quoi votre spécialité?
-Les femmes, uniquement les femmes. Et plus je les trouve désirable et plus je soigne le travail.
son regard me brûle. Mes mains ne tremblent pas encore.
Nous savons tous les deux qu'un seul d'entre nous sortira vivant de la pièce, demain matin.
Et à ce stade de la nuit, nous avons encore chacun nos chances."
-La foire au crime- une nouvelle de Tonino Benacquista- publié dans le recueil "noir de femme" -série noire nrf (1992) dans le cadre du feu (si ,j'ose dire) festival du crime de Saint-Nazaire
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Merci, ça donne envie....!
RépondreSupprimermais de rien, et les autres textes sont tout aussi sympas
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