vendredi 6 novembre 2009

la cordillère des jambes


"Nos deux héros sont arrêtés à un barrage d'agriculteurs protestant contre une rave.

Laissèrent la R5 en équilibre instable sur la glissière. Rampèrent, par-dessus le talus, jusqu'à un champ de maïs sous plastique. Dernière technique en vogue pour faire filer plus rapidement les pesticides vers la rivière. Coupèrent ensuite par une étendue de genêts. Enfin la protection hospitalière d'un chemin creux. La nuit tombait. La journée avait été rude. Décidèrent de souffler un peu. Se glissèrent à l'abri d'une vieille souche.
-Si je comprends bien, vous avez, vous aussi, vos Talibans !
-Au début on n'a pas vu le coup venir. Les gars du barrage, même les plus rupins, même le grand binoclard à la barre à mine, sont que des pauvres types. Manipulés jusqu'à la corde par tout un système qui quadrille les campagnes. Les coopératives, celles que nous avions mises en place avec notre idéal de Jeunesse Agricole Catholique, avec l'idée de partager les risques, nous ont peu à peu échappé. De coopérateurs, nous sommes progressivement devenus employés. Les directeurs de coopérative sont devenus les vrais patrons. La course au rendement nous a happés. Leurs techniciens, payés par les boîtes d’aliments et d’engrais, passaient deux fois par semaine. Fallait faire toujours mieux que le voisin. Acheter le tracteur le plus gros. Construire le poulailler le plus grand. Doper tes vaches au soja pour leur faire pisser le lait comme curé ses prières. C'était ça ou crever.
Venaient nous seriner à l'oreille qu'un paysan sur deux allait disparaître. Que c'était une loi de la nature. Incontournable. Alors, au lieu de jouer la solidarité, on a joué la concurrence. Épié le voisin par-dessus le talus. Diviser pour régner. À chaque fois que l'un de nous buvait la tasse, les autres serraient les fesses. Tout faire pour ne pas être de la prochaine fournée. La banque, elle, s'en sortait toujours. Plus il y avait d'éclopés, plus elle récupérait en hypothèques et ça repartait pour un tour du manège. Avec d'autres naïfs qu'ils dressaient à pédaler pour eux. Tu fermes ta gueule et ils te nomment administrateur de la banque, de la coopérative ou du syndicat. T'as le privilège de monter en cravate à la tribune lors de l'assemblée générale, avec kir cacahouètes et casse-croûte gratuit. C'est comme monter à la première marche du podium des jeux olympiques pour chercher ta médaille. Leurs élections se bricolent toujours à candidats choisis et liste bloquée. De toute façon personne n'est capable de foutre le nez dans leurs bilans. T'es assommé par des pages de chiffres auxquels tu comprends rien. Une fois administrateur, tu deviens une huile locale respectée. Un intouchable. Dans la foulée, t’es élu conseiller municipal. Tu vends tes vaches plus chères que la moyenne. Tu gagnes tous les concours de comice agricole. Pour annoncer ton enterrement, dans le journal c’est au moins vingt faire-part des conseils d’administration bidons auxquels t'appartiens.
-Personne ne résiste ?
-Sur le tard, les écolos nous ont un peu foutu la frousse. Notre merde devenait trop voyante. Le saccage trop généralisé. On se sentait presque un peu fautifs d’avoir rasé les talus. Bousillé toutes les zones humides à grands coups de drainage. Pour nous reprendre en main, nos patrons n'ont pas tardé à trouver la parade. Se sont regroupés avec les marchands de tracteurs et produits chimiques pour inventer un nouveau truc : l'agriculture "raisonnée". Un cache-sexe pour continuer comme avant. Surtout rien changer. Sous couvert de diminuer les doses de poison. -T'as jamais essayé de réagir avant ?
-Que veux-tu faire quand toute ton énergie est utilisée à pas crever ? Tu dors mal. Tu sors presque plus. Tu vois que des collègues, et encore ! Des années sans mettre le nez dans un bouquin, à part l’annuaire téléphonique. Tu deviens plus taciturne que tes bêtes. Plus con que tes pieds. Tu parles plus qu'à ta fourche. Et gare à celui qui se met en travers ! Devient la cause de tous tes malheurs. Arrivés à ce stade, on est tous prêts à cogner. D’ailleurs certains s’en privent pas. Ça commence sur les animaux. À coup de fourche. Si les vétérinaires dénonçaient les sévices dont ils sont témoins, la ligue de protection des animaux ne saurait plus où donner du procès.
-Et ta femme ?
-Encore plus conditionnée que moi. C'est elle qui tient la bourse. Me pousse au cul quand le compte vire au rouge. Parle toujours de se jeter sous un train. Heureusement y a plus de trains. Ont tout misé sur le TGV. Désormais faut aller à perpette pour trouver une micheline. Et comme ma femme n’a pas son permis…
-Vous avez quand même réussi à élever sept gamins.

-J'appelle pas ça élever. Ou alors comme on élève des poulets. En batterie. En gavant les canards pour qu'ils ferment leur gueule. Au lycée agricole, on t’apprend à connaître par cœur toutes les marques de tracteurs, mais, sorti de là, t’es incapable de leur aligner deux idées qui tiennent debout. Deviennent tous aussi cons que leurs pères..../..."

extrait de: "la cordillère des jambes" un roman de Jean Kergrist édition coop breizh





photos et extrait du livre proviennent de la page perso de Jean Kergrist himself "théatre national portatif

2 commentaires:

  1. OH P'TAIN ! génial ce bouquin, je l'veux ! Parce que c'est bien ça, hélas, c'est bien cela qui se vit, que j'ai découvert et qui a eu ma peau, ce système de chiottes plus pourri qu'un vieux cadavre, dont on ne sait plus comment sortir !!!

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  2. mais non Anne ta colère est toujours debout.
    .-)

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