jeudi 30 juillet 2009
la vie illimitée d'un enfant
"De loin en loin, j'aime à revenir rue Ramey et à faire halte devant le 42. J'y ai vécu mes premières années. Paris ne reléguait pas encore ses enfants. C'est ainsi qu'une bande de vauriens effrontés et craintifs courait les rues entre le passage Ramey et la rue Labat : j'avais six ans; Le monde que j'explorais ne commençait ni ne s'arrêtait au seuil de la porte d'entrée. L'immeuble lui-même était le paradis des cachettes avec son couloir busqué, ses recoins à charbon, le no man's land de la cour et son troisième étage interdit de stationnement car M. Hend porte face, était tuberculeux. Et puis Alain, l'autre petit garçon du rez-de-chaussée, et Nicole, et le boucher...C'est tout cela que je viens humer quand le hasard me conduit derrière montmartre. J'y jette un coup d'oeil en passant, tout va bien, le passé demeure en place, il garantit au présent sa stabilité; l'histoire tient debout, moi avec.
le portrait d'un candidat centenaire
25 mai. une palissade de bois cache la porte d'entrée du 42. les fenêtres sont murées. L'immeuble est aveugle. Condamné. permis de démolition: la destruction se fait dans les règles. A droite et à gauche, les autres immeubles continuent à se bien porter. Pourquoi donc celui-là que rien avant ne distinguait des Mais autres? Il y a un an j'avais cru déceler une certaine désaffection.je m'étais rassuré en voyant la phase de négligé qui précède les restaurations. j'avais même songé à me renseigner sur une vente éventuelle; C'était l'époque où je remplissais des formulaires pour obtenir un emprunt immobilier : le mot "maladie chronique" m'était inconnu, je dressais de moi sur les pages bleues du dossier d'assurance le portrait d'un candidat centenaire.
j'ignorais jusqu'au sens des termes "traitement permanent", on aurait cru à mon air étonné si l'on m'avait interrogé sur l'AZT , le Bactrim, le Truflucan. Je mentais avec aplomb, je faisais des faux sans l'ombre d'un remords, je commençais d'apprendre que la morale du scrupule et de la soumission aux règles ne convenait plus en temps de sida, je découvrais ce que Primo levi avait dû comprendre, et vite! à Auschwitz quand, dans Si c'est un homme, il évoque Kraus et son "honnêteté stupide de petit employé qui le poursuivait jusqu'ici et lui faisait croire qu'ici c'est comme dans la vie normale"
Celui qui veut survivre ne doit rien concéder, jamais, à ceux qui se sont arrogé le pouvoir de vous mettre à nu. Celui qui veut durer quand le VIH lui même la vie dure ne doit avoir qu'un principe, qu'une direction: Celle d'Ulysse qui a fait des mille tours de la ruse et de la dissimulation, l'axe immuable de sa stratégie pour retourner à Ithaque, maître chez lui, souverain.
Je ne pouvais échapper aux infections répétées mais je les tenais à distance grâce à ces dénégations officielles. et l'idée de venir vivre là où j'avais vécu la vie limitée d'un enfant de six ans m'avait un moment séduit. en tenant d'une même main les fils du passé et ceux de l'avenir je me mettais à l'abri d'une rupture de l'histoire. Mais très vite j'avais soupçonné le passé de n'être guère plus fiable que le présent et j'avais cessé de compter sur les années d'avant pour assurer ma protection d'aujourd'hui. J'étais entré dans une phase révisionniste... Cependant je reste attaché aux marques de ce passé, à ce qui porte témoignage de sa réalité.
Promis à la longévité
Ce 25 mai, l'angoisse me saisit quand je découvre que le "42" n'en a plus pour longtemps, que sa destruction n'entre pas dans un plan général de rénovation mais qu'il est "personnellement" visé. Fallait-il qu'il soit miné de l'intérieur alors que, du dehors, il semblait vivre sa vie d'immeuble sans grâce mais promis à la longévité moyenne du quartier...J'entends déjà le bruit sourd de la boule lancée contre sa façade, la cascade des effondrements, je vois la poussière grise se répandre dans la rue et les voisins fermer leurs fenêtres. Je souffre de cette chute qui va venir. Je me mets à chérir cette maison qui ne pesait en moi pas davantage que les pigeons qui marchent sur sa corniche fissurée. Et je ne saurai jamais ni pourquoi ni comment elle en est arrivée là...
Richard, l'ami à qui je confie plus tard ce sombre signe, y voit au contraire l'augure du rajeunissement. Peut-être, mais c'est aller trop vite. Le chantier l'a mise en quarantaine, elle a décroché, je sens émaner d'elle l'immense solitude de ce qui va être détruit. Et je saisis pourquoi il y a deux jours, aux obsèques de christian, les parole du prêtre sur la résurrection future me semblaient ressortir de la langue de bois. L'officiant exaltait la restauration, le renouvellement promis et la mort n'était qu'un mauvais moment. Et j'avais encore tout frais, et je porte encore en moi comme une vision, le visage de celui qui avait été notre ami et c'est l'incroyable violence de l'épidémie qui veanit de me sauter aux yeux;
J'ai cru saisir ce que c'était de mourir sous la torture. Alors, la renaissance, la réhabilitation...Cette insoutenable violence faite à un homme encore jeune et vif, à la parole énergique me laissait partagé entre la stupeur et la révolte. Mais à qui s'en prendre? Des spéculateurs peuvent faire un bon ennemi mais un virus! qui peut haïr un microbe ? Comment se mettre en guerre contre ce qui n'a pas apparence humaine? Les métaphores belliqueuses tout ce langage paramilitaire dont je suis moi aussi imprégné relèvent d'une langue enfantine, sommaire.
Christian s'est battu comme personne, il a opposé au sida une résistance de tous les instants qui me stupéfiait, il n'a laché prise que lorsqu'il n'a plus eu de muscles dans les doigts et toute sa véhémence, sa contre-violence s'est brisée sur une violence plus grande.
Se défendre contre l'exclusion, se prémunir contre l'abandon social, oui ce combat est vital mais il ne peut tenir lieu de stratégie intérieure. Peut-être faut-il faire une place à la mort, lui préparer le terrain, l'accueillir en quelque sorte...
"tu anticipes, tu anticipes..." combien de fois ne l'ai-je pas entendu ce reproche d'aller au devant du désastre au lieu de freiner...
L'intérieur désordonné d'une valise
Je m'éloigne de la rue Ramey, rassemblant à la hâte des souvenirs qui ressemblent à l'intérieur désordonné d'une valise faîte en catastrophe comme si les souvenirs allaient eux-mêmes être emportés par la démolition de la maison. comme si le désir et l'affection que nous portons à un être allaientt disparaître quand il disparaît...Ce doit être cela la foi: croire à son passé en se passant des preuves. il m'est moins difficile d'imaginer un avenir -même de cauchemar- que de croire vraiment à ma vie antérieure au sida. C'est peut-être pourquoi je laisse tomber en lambeaux dans une poche intérieure l'ordonnace de Dr M. pour un bilan immunitaire à Fournier...Il sera toujours temps, on verra bien...
J'arrive à Marcadet- Poissoniers. Me restent cinq cent mètres; "Fais un effort, allons, marche! " Mais le maître de santé qui me parle ainsi intérieurement n'obtiendra rien de moi aujourd'hui. pour une station, je prends le métro. Sous terre on pense moins. Tout au long de l'interminable couloir un hebdomadaire fait sa publicité: "arrêter de vieillir. Nouvelles découvertes pour prolonger la vie."
ça me fait rire."
-Pierre kneip- extrait de: -la force d'une parole- numéro spécial de: observations § témoignages -décembre 1996- une publication de S.I.S.
Pierre kneip fut le fondateur puis directeur de la ligne téléphonique: sida info service de 1990 à 1995 - il est décédé à l'âge de cinquante ans le 2 décembre 1995.
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Une belle écriture ! et un texte qui serre les tripes....
RépondreSupprimerIl a sans doute puisé ses mots dans sa vie et une enfance difficile. Quand il est mort, sa nourrice, sa seule parente, a écrit un faire-part dans le Monde. Après des études à l'école normale des instituteurs, il fait des études de philosophie. L'engagement et la passion étaient ce qui l'animait.
RépondreSupprimerla dernière fois que j'ai vu Pierre c'était dans son bureau au dernier étage d'un immeuble parisien, à deux pas du Père Lachaise. A un moment, il s'approcha de la grande baie vitrée et en me montrant le crématorium "posé" sous ses fenêtres, il me dit en souriant gentiment comme il savait si bien le faire: "tu vois, c'est pratique, j'aurais pas trop de route "...
RépondreSupprimermerci pour vos commentaires :-)