mardi 26 mai 2009

toute sa vie on marche le long d'un cimetière




Finir un bouquin et rester sur sa faim; ralentir dans les dernières feuilles pour retarder le plus possible le moment de la séparation , la phrase ultime qui nous laisse orphelin d'une histoire où l'on avait trouvé sa place. une famille adoptive, des repères, des rites, des émotions...qui nous appartenaient un peu aussi. Parfois il faut faire des efforts pour passer le cap des vingt , trente premières pages. C'est pas toujours facile de rentrer dans l'aventure; apprivoiser une écriture, apprendre à s'y retrouver: dans les personnages, la complexité des situations. Et il arrive de lâcher prise, de refermer la porte en soupirant, un peu agacé, un peu ennuyé, un peu déçu... Il y a comme de l'alchimie dans la rencontre entre un écrivain et son lecteur, une relation de laboratoire qui peut donner un mélange homogène ou explosif et au pire un pétard mouillé.
Aussi quand on s'envole à l'économie des mots, quand les images, les sons, les odeurs et plus encore nous parviennent avec justesse et précision, quand on y pense après l'avoir quitté, on se dit que c'est gagné et qu'une fois de plus la magie du verbe a fait son devoir de mémoire, son show privé rien que pour nous.
La lecture est une drogue du plaisir à consommer avec largesse d'esprit et sans modération...


".../...La maison était parfaitement similaire à ses quatre voisines. Un numéro 15 en fer forgé était planté à droite du portail en PVC qu'on avait poncé récemment pour en enlever les traces grises, portail désormais terne et couvert de rayures. Des fenêtres voilées donnaient sur la rue et sur un jardin plein d'ennui qui sentait le désherbant, un espace sans verdure, sans âme, planté seulement de rosiers taillés et retaillés, disposés le long d'une allée en gravillon qui s'arrêtait net devant les portes du garage. A peine pouvait-on deviner le début d'une pelouse de l'autre côté de la maison, masquée par des transats en matière plastique posés contre un mur pour éviter que la pluie y stagne. J'ai pensé au ballon, au carton, et je me suis dit que ce n'était pas possible, que je n'étais pas à la bonne adresse, que tous ces gens que j'avais croisés depuis l'école s'étaient peut-être trompés. On a écarté un rideau. Le regard glaçant et la bouche sévère, une femme a émergé de la pénombre. J'ai fait demi-tour. -Qu'est ce que vous faîtes là? Elle est apparue sur le seuil, en haut des quelques marches qui menaient à la porte. -Je vous préviens, si c'est commercial, nous ne sommes pas intéressés. -Non, ce n'est pas commercial... -Pareil pour la Bible, ou vos sectes là. Ce n'est pas la peine d'essayer, je n'en ai rien à faire. -Ne vous inquiétez pas. -Alors c'est pour quoi? -J'ai retrouvé le ballon que vous avez envoyé. -On n'a rien envoyé du tout. -Un ballon jaune, à la kermesse. Je suis passé à l'école et ils m'ont dit que c'était vous. -Si on n'a pas mis de nom, c'est pour avoir la paix. -Donc c'est vous? -Je n'en sais rien. Je vous dis que je m'en fiche. Et voilà mon mari qui arrive. Allez, foutez le camp! Une voiture s'est garée juste derrière moi. Un petit homme en est sorti. Un air gentil. Un costume gris. -Qu'est-ce qui se passe? -Alexandre, dis à ce monsieur de s'en aller. -Je ne suis pas venu pour vous embêter. Seulement vous annoncer qu'on a retrouvé le ballon jaune que vous avez envoyé à la fête de l'école. Vous avez peut-être gagné. D'un coup, dans ses yeux, j'ai vu passer des pausages aussi tristes que le tissu de sa veste. il a réprimé des émotions sur le point de le submerger. Seule sa lèvre supérieure a tremblé. -S'il vous plaît, n'insistez pas. C'est compliqué pour nous. Surtout pour ma femme. -Qu'est ce qui est compliqué? Il a détourné le visage et il a regardé la maison avec lassitude, comme s'il venait de la vendre. -Vous travaillez à l'école? -Oui et non. -Vous êtes professeur? -Remplaçant. -Il n'y a plus grand monde au courant de toute façon. La directrice... Il a fait signe à sa femme de rentrer. il s'est frotté les mains avant de les passer à plat sur sa barbe. -Nous avions un enfant. Il y a cinq ans. il a...Un accident. Juste avant les grandes vacances. 0 chaque mot qui quittait sa bouche il avait l'air plus frêle, plus fragile, misérable. J'ai presque eu envie de le prendre dans mes bras. Il n'était qu'une éponge de larmes que personne n'avait pris le temps de serrer. -On continue de soutenir l'école comme on peut. On fait un gâteau pour la kermesse. On achète des billets de tombola. Des ballons... Toute la misère du monde sest abattue sur le trottoir. -C'est lequel qu'on a retrouvé? -Le jaune. -Ah. C'est bien...Pour être honnête, je ne m'en souviens pas. Je me suis excusé. Je lui ai dit adieu, que j'étais désolé; il m'a répondu qu'il n'y avait pas de quoi et m'a serré la main. Arrivé près du carrefour, je l'ai regarder gravir la dernière marche avant le perron et la porte d'entrée. Il s'est essuyé les pieds. Il a repris son souffle. Il a frappé doucement sur le carreau. En repartant, j'ai longé le mur du cimetière pour m'abriter du soleil. des pierres tombales émergeaient tous les deux ou trois mètres. il y en avait des dizaines, peut-être davantage que d'habitants dans la commune. Des frères et soeurs. Des enfants. Des arrière-grands-parents. Des clochards enterrés dans le coin des pauvres, là où ce n'était pas la peine de payer. Tous serrés les uns contre les autres comme pour se tenir au chaud, comme pour nous garder une place, comme s'ils nous attendaient. Arrivé au bout du mur, j'ai posé mes affaires près d'un platane et j'ai fouillé dans ma vareuse pour en sortir le carnet: "toute sa vie on marche le long d'un cimetière"
C'est venu tout seul. Peu importaient les jours, qu'ils soient joyeux ou trsites à pleurer, voilà que l'inspiration ne voulait plus m'abandonner; ça m'a réconforté. J'ai rangé mon carnet, attrapé mon sac, puis j'ai pris une route, et rien ne dit qu'elle fût la bonne."

extrait de : "voyager léger" de julien bouissoux- éditions de l'olivier-

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