photos: forme Joubert-avril 2010
"Demain, c'est le mercredi 22 juin 1955, journée fatidique où je vais une fois pour toutes me délivrer de ma passivité.
A l'embauche de huit heures, après une nuit calme à l'hôtel du Célibat, bien avant de parvenir aux Chantiers, je me retrouve, vélo à la main, noyé dans une foule compacte(...)
Une bonne moitié des gars avancent le vélo à la main(...).arrivés 'au bâtiment de la direction), une surprise de taille attend les métallos, non seulement les lourdes grilles sont fermées mais derrière, ça grouille de flics. Les C.R.S. sont là. combien sont-ils des centaines, des milliers, personne n'en sait rien et personne ne veut le savoir, mais la simple vue des uniformes produit sur chacun l'effet de la muleta agitée devant le toro. Le moment de consternation n'a duré que le temps de qurelques réflexions(...)
Maintenant la tension monte, tout autour de moi ce ne sont que regards farouches et décidés. Le conflit dure depuis quatre moi et demi et ce n'est pas encore ce mois-ci que Dédé pourra offrir des oranges à ses gosses. Les paies de quinzaine sont de plus en plus réduites, ma condition de célibataire me met à l'aise, mais dans les ménages on se serre la ceinture.La conclusion est logique, il faut que ça saigne. (...)
Des centaines d'ouvriers se dirigent bientôt vers les portails des cales de lancement où stationne le gros des C.R.S., à proximité de leurs camions garés à l'intérieur des Chantiers. J'emboîte le pas en compagnie de quelques copains. Bientôt, il n'y a plus que le portail pour séparer les belligérants. c'est une lourde grille d'une vingtaine de mètres de longueur qui coulisse sur un rail et qui pèse plusieurs tonnes (...)
Après quelques minutes de face à face les premières escarmouches se dessinent. Des gravillons sont d'abord lancés par dessus le portail, puis ce sont des boulons et enfin une nuée de projectiles les plus divers qui font seulement tinter les casques sans les endommager. D'ailleurs, les flics ne sourcillent pas et demeurent immobiles sous la grêle métallique, moi qui arrive de l'armée je ne peux qu'apprécier leur discipline en pareille circonstance.De toute façon, ils ne peuvent charger sans déplacer le portail.
Mais tout cela n'est qu'amuse gueule car bientôt un véritable bombardement commence, les grévistes ont entrepris le défoncement de la rue et les pavés lancés puissamment font des ravages. A une dizaine de mètres en retrait du portail, les camions de la police subissent des dégâts considérables: carrosseries enfoncées, bâches trouées, vitres volant en éclats. De temps à autre, un homme s'écroule en lâchant son mousqueton, il est instantanément ramené en arrière et un autre C.R.S. prend sa place dans le rang. Autour de moi je constate que quelques gars tiennent déjà leur cuite malgré l'heure matinale. (...)
C'est vers onze heures que va se dérouler le premier affrontement. nous sommes plusieurs milliers agglutinés devant des cales de lancement. Serré comme sardine en boîte, je me suis trouvé inexorablement rejeté de quelques rangs en arrière sous le flux des gars qui veulent en découdre avec les C.R.S. Ceux-là ont entrepris le descellement du portail sous l'oeil impavide des flics. en moins d'un quart d'heure sous la poussée furieuse des manifestants les quelques tonnes du portail basculent du côté des C.R.S., qui ont tout juste eu le temps de faire quelques pas en arrière afin d'en éviter la chute.
La réaction est immédiate. Les pelotons de faction reçoivent l'ordre de charger. Une clameur s'élève, les jurons, les insultes sont sur toutes les lèvres. Coincé, noyé dans la multitude mouvante, je parviens cependant à me détendre à la verticale en prenant appui sur un gars afin d'avoir un aperçu de la situation. La brève vision qui m'apparaît est celle d'un furieux corps à corps, d'un enchevêtrement de crosses qui s'abattent, de poings qui se détendent.
Nos rangs s'éclaircissent, les plus prudents se font la paire.Une joie intense m'envahit, libre de mes mouvements je me révèle soudain à moi-même. Les siècles de servitude de mes ancêtres remontent du tréfonds de mon âme pour me pousser au défoulement libérateur. Alors furieusement, j'ai foncé dans la mêlée. dans un état second je me suis libéré, je ne garde qu'un souvenir confus des minutes qui suivirent. Je me souviens d'avoir évité quelques crosses voltigeantes, piétiné des hommes en uniforme, d'autres en bleu de travail, mais surtout je me rappelle que j'avançais toujours, que nous avancions, que les C.R.S. reculaient, lorsque soudain une marée d'uniformes est arrivée à la rescousse. un coup reçu dans les côtes me coupe la respiration. J'amorce quelques pas en arrière pour reprendre mon souffle. La volte-face que j'ai effectuée me fait constater que c'est la débandade dans les rangs ouvriers.
ça grouille d'uniformes, ils ont dû recevoir un sérieux renfort , toujours est-il que je décide de revenir jusqu'au terre-plein afin d'éviter un possible encerclement. Plus de copains autour de moi, rien que des inconnus, alors c'est la fuite, une fuite éperdue parmi les gars qui se sauvent le vélo à la main. (...)
Au cours du sauve-qui-peut certains s'affalent sur les bicyclettes abandonnées, ils seront impitoyablement frappés jusqu'à l'évanouissement par les force de l'ordre.
Parvenu au terre-plein de Penhoët, je retrouve tous mes esprits en constatant que des milliers de gars attendent la charge des C.R.S. de pied ferme. Au premier rang une dizaine d'entre-eux sont pliés en deux, au coude à coude comme des rugbymen préparant la mêlée.
J me sens rassuré, néanmoins, je me perds dans la foule, pour récupérer quelque peu. Je n'en ai pas le temps, une immense clameur couvre tout, c'est la clameur des corsaires prenant un vaisseau à l'abordage. un flottement se produit dans la masse, je parviens à me hisser sur une murette d'où le spectacle me laisse muet d'émerveillement. La charge des C.R.S. est venue se briser sur les rangs serrés des métallos qui n'ont pas cédé un pousse de terrain. Une mêlée sanglante d'une sauvagerie inouïe, et où tous les coups sont permis, se déroule sous mes yeux."