lundi 19 octobre 2015

des paroles qui fuient





"Il semble que ,nous ne sachions plus parler
Il semble qu'il y ait des paroles qui fuient ,
qui ne sont pas là,
qui sont parties et nous ont laissé
avec
des pièges
et
des fils."
Pablo Neruda




 "Toute notre histoire est une chaussure qui nous détache du sol du monde"
Erri de Luca


         photo source Toile


Erri De Luca revendique le devoir de parole par la-grande-librairie

SOUTIEN A ERRI DE LUCA


DERNIERE MINUTE:

Déclaration spontanée- avant le verdict - Erri De Luca


"Je serais présent dans cette salle même si je n’étais pas l’écrivain inculpé pour incitation. Au-delà de mon cas, négligeable cas personnel, je tiens l’accusation contestée pour un essai, la tentative de faire taire les paroles contraires. C’est pourquoi, j’estime que cette salle est un avant-poste tourné vers le présent immédiat de notre pays. J’exerce l’activité d’écrivain et je me considère comme la partie lésée par toute volonté de censure.
Je suis inculpé par un article du code pénal qui remonte à 1930 et à cette période de l’histoire d’Italie. Pour moi, cet article est dépassé depuis la rédaction postérieure de la Constitution de la République. Je suis dans cette salle pour savoir si ce texte est en vigueur  et décisif ou si le chef d’accusation aura le pouvoir de suspendre et d’invalider l’article 21 de la Constitution.
J’ai empêché mes défenseurs d’introduire une instance relative à l’inconstitutionnalité du chef d’accusation. Si elle avait été recevable, elle aurait  arrêté ce procès, transféré les pièces dans les chambres d’une Cour Constitutionnelle surchargée de travail et qui se serait prononcée dans plusieurs années. Si elle avait été recevable, l’instance aurait fait l’impasse de cette salle et de ce temps précieux.  Je crois que ce qui est constitutionnel se décide et se défend dans des lieux publics comme celui-ci, de même que dans un commissariat, une salle de classe, une prison, un hôpital, sur un lieu de travail, aux frontières traversées par les demandeurs d’asile. Ce qui est constitutionnel se mesure au rez-de-chaussée de la société.
Je suis inculpé pour avoir employé le verbe saboter. Je le considère noble et démocratique. Noble, parce que prononcé et utilisé par de grands personnages comme Gandhi et Mandela, avec d’énormes résultats politiques. Démocratique, parce qu’il appartient depuis l’origine au mouvement ouvrier et à ses luttes. Une grève, par exemple, sabote la production. Je défends l’emploi légitime du verbe saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne.
« C’est à ça que servaient les cisailles » : à quoi ? À saboter une entreprise aussi colossale et nuisible avec des cisailles ? Aucun autre perfide outillage de quincaillerie n’est consigné dans les pièces de ma conversation téléphonique. Alors, accuse-t-on le soutien verbal d’une action symbolique ? Je ne veux pas interférer dans le domaine de compétence de mes défenseurs.
Je termine en affirmant une fois de plus ma conviction que la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse doit être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée.
Ma parole contraire subsiste et j’attends de savoir si elle constitue un délit."


"J’ai fait le plus vieux métier du monde. Pas celui de la prostituée, mais l’équivalent masculin, l’ouvrier, qui vend son corps à la force de son travail. Écrire a été et reste pour moi le contraire, un temps de fête dans une journée de corps vendu pour un salaire. Ce fut du temps sauvé."
Erri De Luca 




" L'espèce humaine est dotée de bien peu de sens. Elle les améliore grâce à au résumé de l'intelligence. Le cerveau de l'homme est un ruminant, il remâche les informations des sens, les combine en probabilités. L'homme est ainsi capable de préméditer le temps, de le projeter. C'est aussi sa damnation, car il en retire la certitude de mourir."
Erri De Luca 




" S'apercevoir que l'infini existe est déjà un début d'entente entre la toute petite taille de la créature humaine et l'univers."
Erri De Luca

dimanche 18 octobre 2015

marée basse


".../...
De Mosteck à Bénéveau

Cher Bénévole (ils s'appellent toujours par leurs surnoms),
j'étais l'autre jour à Châtillon-en-Bierre, énième étape de ma tournée qui n'en finit plus (cinquante conférences, vingt autres qui m'attendent). C'est une ville minuscule. Un village, en fait, comme ceux que j'avais déjà sillonnés les jours précédents, sans grand succès. La veille, j'avais parlé devant vingt personnes. L'avant-veille, douze (dont six membres du conseil municipal). Etc. Or, quelle ne fut pas ma surprise à Châtillon de découvrir la salle de spectacle pleine à craquer! 
Tous les sièges étaient occupés, il y avait des gens debout ; il a fallu transporter des chaises depuis la mairie, et en emprunter d'autres dans la salle d'attente du médecin ( le médecin étant aussi le maire).
J'étais éberlué. Les organisateurs très fiers, ne cessaient pas de me faire des clins d'oeil. Du coup, pour la première fois depuis longtemps, j'ai eu le trac.
Je me suis installé à mon pupitre. Il y a eu quelques applaudissements polis- l'assistance était nombreuse, mais pas très chaleureuse. Sur quoi, j'ai attaqué, décidé à faire une belle conférence, avec de beaux effets.
Ce ne fut hélas pas une réussite. Malgré mon savoir-faire, ma voix de stentor et mes bonnes anecdotes, le public est demeuré de marbre. Même mes blagues favorites  n'ont pas marché. J'ai commencé à douter, à me demander si je n'avais pas perdu mon talent. A moins que les Châtillonnais ne fussent des gens vraiment spéciaux? A un moment, j'ai cru qu'ils se payaient ma tête, ou qu'ils ne parlaient pas français. Je me raccrochais à deux ou trois visages moins crispés que les autres, dont les propriétaires semblaient suivre à peu près le fil du discours; mais je n'en menais pas large, et j'ai sabordé quelques paragraphes pour finir plus vite.
Les applaudissements, tu l'imagines, furent maigres. Je m'attendais à ce que tout le monde se lève pour s'enfuir, soulagé que j'ai terminé, mais non: ils sont restés assis. Je n'y comprenais rien-j'excluais bien sût l'hypothèse qu'il y ait des question.
C'est alors qu'un doigt a surgi au milieu de la salle, celui d'un vieux monsieur à la silhouette frêle qui s'est levé-salué aussitôt par des hourras et un tonnerre d'applaudissements. Un délire! Ils battaient des mains, des pieds, ils criaient; j'étais médusé.
enfin le raffut cessa, et cette vedette prit la parole. Il avait environ soixante-dix ans, des cheveux blancs, une voix chevrotante mais un ton assuré.
"Votre exposé était intéressant, Monsieur Mosteck. Mais il me semble avoir relevé deux erreurs, quelques approximations, et de nombreux points contestables sur lesquels j'aimerais vous communiquer mon avis."
Et, pendant vingt minutes, cet imbécile a démoli ma conférence, par tous les bouts, en racontant n'importe quoi. A mon exposé scrupuleux des faits, il opposait des mensonges farfelus.
Pour combattre mes analyses justes, il développait des analyses fausses. Il mélangeait les noms, puis me reprochait de les avoir mélangés moi-même; il confondait Mozart et Haendel, l'Allemagne et l'Autriche, les gammes et les accords. Mais il avait du bagout ; chaque fois que je tentais de l'interrompre ou de me justifier, il haussait la voix, assénant qu'on m'avait déjà écouté une heure et qu'il avait le droit de parler à son tour. Mais le plus stupéfiant-le croiras-tu?-, c'est que l'assistance le soutenait : tout le monde était dans son camp! Les Châtillonnais buvaient du petit-lait, ravis de me voir écrabouillé. ils se fichaient bien que les propos de ce crétin fussent inexacts; ce qui les intéressait, c'était d'assister à une descente en flammes, et leur héros gagne à la fin.
Tu penses bien qu'après son laïus j'ai voulu protester, défendre ma conférence ; mais ils se sont mis à me huer, à siffler, pour couvrir ma voix. Je me suis tu, attendant que le train passe; ce fieffé coquin en a profité pour reprendre la parole, et en rajouter une couche d'un quart d'heure, en vociférant. On aurait dit un fou. a la fin de sa tirade, il a déclaré: "Je n'ai rien à ajouter", et tout le monde a applaudi derechef; puis les gens se sont levés, me laissant seul avec mes notes.
même les organisateurs avaient quitté la salle, sans me saluer.
J'ai découvert par la suite que ce bonhomme est une sorte de gloire locale, habitué aux sabotages dans ce genre. il écume les speechs dans toute la région (du moins dans la zone qu'il peut couvrir à vélo, car il n'a pas de voiture), écoute l'orateur, applaudit poliment puis demande la parole pour commencer son show, en démolissant ce qu'il vient d'entendre.
Les gens l'adorent, et la plupart vont aux conférences pour lui. Comme me l'a expliqué un type du coin, "c'est gratuit, et on a deux spectacles à la suite"
J'ai dessiné de mémoire son portrait (cf pièce jointe). Etudie bien ton public la prochaine fois, et simule un malaise si tu le reconnais.
Crois, mon cher Bénévole, etc.
.../..."
Bernard Quiriny-extrait de "Histoires assassines-Editions Rivages