vendredi 3 juin 2011

l'ombre du vent



".../...Debout, Daniel, habille-toi. Je veux te montrer quelque chose.
-Maintenant, à cinq heures du matin?
-Il y a des choses que l'on ne peut voir que dans le noir, avait soufflé mon père en arborant un sourire énigmatique qu'il avait probablement emprunté à un roman d'Alexandre Dumas.
Quand nous avions passé le porche, les rues sommeillaient encore dans la brume et la rosée nocturne. Les réverbères des Ramblas dessinaient en tremblotant une avenue noyée de buée, le temps que la ville s'éveille et quitte son masque d'aquarelle. En arrivant dans la rue Arco del Teatro, nous nous aventurâmes dans la direction du Raval, sous l'arcade qui précédait une voûte de brouillard bleu. Je suivis mon père sur ce chemin étroit, plus cicatrisant que rue, jusqu'à ce que le rayonnement des Ramblas disparaisse derrière nous. La clarté du petit jour s'infiltrait entre les balcons et les corniches en touches délicates de lumière oblique, sans parvenir jusqu'au sol. Mon père s'arrêta devant un portail en bois sculpté, noirci par le temps et l'humidité. Devant nous se dressait ce qui me parut être le squelette abandonné d'un hôtel particulier, ou d'un musée d'échos et d'ombres.
-Daniel, ce que tu vas voir aujourd'hui, tu ne dois en parler à personne. Pas même à ton ami Tomas. A personne.
Un petit homme au visage d'oiseau de proie et aux cheveux argentés ouvrit le portail. Son regard d'aigle se posa sur moi, impénétrable.
-Bonjour, Isaac. Voici mon fils Daniel, annonça mon père.Il va sur ses onze ans et prendra un jour ma succession à la librairie. Il a l'âge de connaitre ce lieu.
Le nommé Isaac eut un léger geste d'assentiment pour nous inviter à entrer. Une pénombre bleutée régnait à l'intérieur, laissant tout juste entrevoir les formes d'un escalier de marbre et d'une galerie ornée de fresques représentant des anges et des créatures fantastiques. Nous suivîmes le gardien dans le couloir du palais et débouchâmes dans une grande salle circulaire où une véritable basilique de ténèbres s'étendait sous une coupole percée de rais de lumière qui descendaient des hauteurs. Un labyrinthe de corridors et d'étagères pleines de livres montait de la base au faîte, en dessinant une succession compliquée de tunnels, d'escaliers, de plate-formes et de passerelles qui laissaient deviner la géométrie impossible d'une gigantesque bibliothèque. Je ragardais mon père, interloqué. Il me sourit en clignant de l'oeil.
-Bienvenue, Daniel, dans le Cimetière des Livres Oubliés.
çà et là, le long des passages et sur les plate-formes de la bibliothèque, se profilaient une douzaine de silhouettes. Quelques-unes se retournèrent pour nous saluer de loin, et je reconnus les visages de plusieurs collègues de mon père dans la confrérie des libraires d'ancien. A mes yeux de dix ans, ces personnages  se représentaient comme une société secrète d'alchimistes conspirant à l'insu du monde. Mon père s'agenouilla près de moi et, me regardant dans les yeux, me parla de cette voix douce des promesses et des confidences.
-Ce lieu est un mystère, Daniel, un sanctuaire. Chaque livre, chaque volume que tu vois, a une âme. L'âme de celui qui l'a écrit, et l'âme de ceux qui l'ont lu, ont vécu et rêvé avec lui. Chaque fois qu'un livre change de mains, que quelqu'un promène son regard sur ses pages, son esprit grandit et devient plus fort. quand mon père m'a amené ici pour la première fois, il y a de cela bien des années, ce lieu existait déjà depuis longtemps. Aussi longtemps, peut-être que la ville elle-même. Personne ne sait exactement depuis quand il existe, ou qui l'a créé. Je te répèterai ce que mon père m'a dit. Quand une bibliothèque disparaît, quand un livre se perd dans l'oubli, nous qui connaissons cet endroit et en sommes les gardiens, nous faisons en sorte qu'il arrive ici. Dans ce lieu, les livres dont personne ne se souvient, qui se sont évanouis avec le temps, continuent de vivre en attendant de parvenir un jour entre les mains d'un nouveau lecteur, d'atteindre un nouvel esprit. Dans la boutique, nous vendons et achetons des livres, mais en réalité ils n'ont pas de maîtres. Chaque ouvrage que tu vois ici a été le meilleur ami de quelqu'un. Aujourd'hui, ils n'ont plus que nous, Daniel. Tu crois que tu vas pouvoir garder ce secret?
Mon regard balaya l'immensité du lieu, sa lumière en chantée. J'aqcquiesçai et mon père sourit.
-Et tu sais me meilleur? demanda- t-il.
Silencieusement je fis signe que non.
-La coutume veut que la personne qui vient ici pour la première fois choisisse un livre, celui qu'elle préfère, et l'adopte, pour faire en sorte qu'il ne disparaisse jamais, qu'il reste toujours vivant. C'est un serment très important. Pour la vie. Aujourd'hui, c'est ton tour.
Durant presque une demi-heure, je déambulai dans les mystères de ce labyrinthe qui sentait le vieux papier, la poussière et la magie. Je laissai ma main frôler les rangées de reliures exposées, en essayant d'en choisir une. J'hésitai parmi les titres à demi effacés par le temps, les mots dans des langues que je reconnaissais et des dizaines d'autres que j'étais incapable de cataloguer. Je parcourus des corridors et des galeries en spirale, peuplé de milliers de volumes qui semblaient en savoir davantage sur moi que je n'en savais sur eux. Bientôt, l'idée s'empara de moi qu'un univers infini à explorer s'ouvrait derrière chaque couverture tandis qu'au-delà de ces murs le monde laissait écouler la vie en après-midi de football et en feuilleton de radio, satisfait de n'avoir pas à regarder beaucoup plus loin que son nombril. Est-ce à cause de cette pensée, ou bien du hasard ou de son proche parent qui se pavane sous le nom de destin, toujours est-il que, tout d'un coup, je sus que j'avais déjà choisi le livre que ,je devais adopter. Ou peut-être devrais-je dire le livre qui m'avait adopté. Il se tenait timidement à l'extrémité d'un rayon, relié en cuir lie-de-vin, chuchotant son titre en caractères dorés qui luisaient à la lumière distillée du haut de la coupole. Je m'approchai de lui et caressai les mots du bout des doigts, en  lisant en silence:

                                                  L'Ombre du Vent
                                                   Julian Carax  
.../..."

-extrait de: L'ombre du vent "
(La sombra del viento)
un roman de Carlos Ruiz Zafon -traduit de l'espagnol par François Maspero- Editions: Grasset

7 commentaires:

  1. Très beau choix pour ce magnifique extrait qui donne évidemment envie de lire l'histoire jusqu'au bout.
    Merci beaucoup.

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  2. Et bien voilà Ambre, pour la ptite histoire,
    C'est un gros bouquin découvert dans un vide-grenier et un peu comme dans le résumé il m'a fait de l'oeil...
    ;-)

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  3. oui, un bon roman,"touffu, dense, intelligent, palpitant..."; Il a fait l'unanimité sur grain de sel. Par contre le roman suivant a déçu. http://tourl.fr/beoi

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  4. "Mon" livre est commandé, je l'attends avec impatience. Merci, Jean-Jacques, ton billet m'a vraiment donné envie de l'acheter.
    :)

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  5. ravi d'avoir été incitateur
    A mes heures tranquilles je suis plongé dans le livre et j'aime beaucoup
    :-)

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