dimanche 18 octobre 2015

marée basse


".../...
De Mosteck à Bénéveau

Cher Bénévole (ils s'appellent toujours par leurs surnoms),
j'étais l'autre jour à Châtillon-en-Bierre, énième étape de ma tournée qui n'en finit plus (cinquante conférences, vingt autres qui m'attendent). C'est une ville minuscule. Un village, en fait, comme ceux que j'avais déjà sillonnés les jours précédents, sans grand succès. La veille, j'avais parlé devant vingt personnes. L'avant-veille, douze (dont six membres du conseil municipal). Etc. Or, quelle ne fut pas ma surprise à Châtillon de découvrir la salle de spectacle pleine à craquer! 
Tous les sièges étaient occupés, il y avait des gens debout ; il a fallu transporter des chaises depuis la mairie, et en emprunter d'autres dans la salle d'attente du médecin ( le médecin étant aussi le maire).
J'étais éberlué. Les organisateurs très fiers, ne cessaient pas de me faire des clins d'oeil. Du coup, pour la première fois depuis longtemps, j'ai eu le trac.
Je me suis installé à mon pupitre. Il y a eu quelques applaudissements polis- l'assistance était nombreuse, mais pas très chaleureuse. Sur quoi, j'ai attaqué, décidé à faire une belle conférence, avec de beaux effets.
Ce ne fut hélas pas une réussite. Malgré mon savoir-faire, ma voix de stentor et mes bonnes anecdotes, le public est demeuré de marbre. Même mes blagues favorites  n'ont pas marché. J'ai commencé à douter, à me demander si je n'avais pas perdu mon talent. A moins que les Châtillonnais ne fussent des gens vraiment spéciaux? A un moment, j'ai cru qu'ils se payaient ma tête, ou qu'ils ne parlaient pas français. Je me raccrochais à deux ou trois visages moins crispés que les autres, dont les propriétaires semblaient suivre à peu près le fil du discours; mais je n'en menais pas large, et j'ai sabordé quelques paragraphes pour finir plus vite.
Les applaudissements, tu l'imagines, furent maigres. Je m'attendais à ce que tout le monde se lève pour s'enfuir, soulagé que j'ai terminé, mais non: ils sont restés assis. Je n'y comprenais rien-j'excluais bien sût l'hypothèse qu'il y ait des question.
C'est alors qu'un doigt a surgi au milieu de la salle, celui d'un vieux monsieur à la silhouette frêle qui s'est levé-salué aussitôt par des hourras et un tonnerre d'applaudissements. Un délire! Ils battaient des mains, des pieds, ils criaient; j'étais médusé.
enfin le raffut cessa, et cette vedette prit la parole. Il avait environ soixante-dix ans, des cheveux blancs, une voix chevrotante mais un ton assuré.
"Votre exposé était intéressant, Monsieur Mosteck. Mais il me semble avoir relevé deux erreurs, quelques approximations, et de nombreux points contestables sur lesquels j'aimerais vous communiquer mon avis."
Et, pendant vingt minutes, cet imbécile a démoli ma conférence, par tous les bouts, en racontant n'importe quoi. A mon exposé scrupuleux des faits, il opposait des mensonges farfelus.
Pour combattre mes analyses justes, il développait des analyses fausses. Il mélangeait les noms, puis me reprochait de les avoir mélangés moi-même; il confondait Mozart et Haendel, l'Allemagne et l'Autriche, les gammes et les accords. Mais il avait du bagout ; chaque fois que je tentais de l'interrompre ou de me justifier, il haussait la voix, assénant qu'on m'avait déjà écouté une heure et qu'il avait le droit de parler à son tour. Mais le plus stupéfiant-le croiras-tu?-, c'est que l'assistance le soutenait : tout le monde était dans son camp! Les Châtillonnais buvaient du petit-lait, ravis de me voir écrabouillé. ils se fichaient bien que les propos de ce crétin fussent inexacts; ce qui les intéressait, c'était d'assister à une descente en flammes, et leur héros gagne à la fin.
Tu penses bien qu'après son laïus j'ai voulu protester, défendre ma conférence ; mais ils se sont mis à me huer, à siffler, pour couvrir ma voix. Je me suis tu, attendant que le train passe; ce fieffé coquin en a profité pour reprendre la parole, et en rajouter une couche d'un quart d'heure, en vociférant. On aurait dit un fou. a la fin de sa tirade, il a déclaré: "Je n'ai rien à ajouter", et tout le monde a applaudi derechef; puis les gens se sont levés, me laissant seul avec mes notes.
même les organisateurs avaient quitté la salle, sans me saluer.
J'ai découvert par la suite que ce bonhomme est une sorte de gloire locale, habitué aux sabotages dans ce genre. il écume les speechs dans toute la région (du moins dans la zone qu'il peut couvrir à vélo, car il n'a pas de voiture), écoute l'orateur, applaudit poliment puis demande la parole pour commencer son show, en démolissant ce qu'il vient d'entendre.
Les gens l'adorent, et la plupart vont aux conférences pour lui. Comme me l'a expliqué un type du coin, "c'est gratuit, et on a deux spectacles à la suite"
J'ai dessiné de mémoire son portrait (cf pièce jointe). Etudie bien ton public la prochaine fois, et simule un malaise si tu le reconnais.
Crois, mon cher Bénévole, etc.
.../..."
Bernard Quiriny-extrait de "Histoires assassines-Editions Rivages






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