lundi 13 juin 2011

et maintenant vieux barbichu...

 photo source: Le Monde.fr


"C'était le 20 décembre 2007, le jour de mon 60e anniversaire, date qui coïncidait avec la chute de la frontière italo-slovène, autour de Trieste. La Slovénie intégrait "l'espace Shengen", et c'était cette occasion qui avait donné le ton à la fête. Nous l'avions célébrée avec une vingtaine d'amis et un quintette balkanique, dans une auberge au milieu des bois, à dix mètres d'un poste frontière piétonnier. Après la bringue, nous nous étions précipités sur le morceau de fer historique, peint en blanc, rouge et bleu, et nous l'avions mis en pièces, avec l'aide d'une patrouille de Slovènes qui avaient débouché de la forêt à minuit, équipés de lampes frontales. Quelqu'un versa du champagne sur la lame en surchauffe de la scie, on échangea des baisers au hasard, sans se soucier des diverses provenances, et ce fut là, dans les vapeurs de vin et de la slivovitz (n.d.c: spiritueux slave fait à partir de quetsches), tandis que le poteau devenait un souvenir au son de l'accordéon, ce fut donc là que le juif Salomon Ovadia dit Moni, lança à la lune sa prophétie stridente. "Et maintenant, vieux barbichu, elle va te manquer cette foutue frontière" railla-t-il, au moment où le dernier morceau de fer tombait  à terre sous les vivats de l'assistance.
diable, me dis-je. Il n'y avait aucune raison de regretter la frontière. D'abord, elle n'avait apporté que des malheurs, et puis, avec la détente, elle s'était muée en plaisanterie. Personne ne la prenait plus au sérieux, surtout depuis le suicide de la Yougoslavie, alors quoi de plus juste que sa disparition? C'était le fruit empoisonné d'une guerre voulue par les fascistes et, pendant plusieurs décennies, elle avait coupé Trieste de son arrière-pays naturel, de ces terres qui l'avaient rendue riche au temps de l'Empire austro-hongrois, à cheval sur les XIXe et XXe siècles. Pourquoi voulait-il qu'il me manque ce satané poteau? Maintenant, je pouvais aller où je voulais: des microcosmes séparés se ressoudaient et moi j'étais libre, libre comme le vent, de me déplacer à pied, à bicyclette ou en voiture, pour recomposer la topographie éclatée de mon petit monde. Et pourtant...je sentais bien que quelque chose commençait en effet à me manquer. C'était le rêve, la ligne d'ombre à franchir, le sentiment de l'interdit. Ma première envie de voyager n'était-elle pas née justement de l'existence de cette frontière? Ne venait-elle pas de cette limite de qui engendrait la claustrophobie et enfermait Trieste depuis le jour même de ma naissance, le 20 décembre 1947?
"Qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté?" me demandaits-je, petit garçon, en écoutant sortir d'une vieille radio pleine d'interférences la voix du monde communiste, sur les longueurs d'onde de Budapest, Prague ou Belgrade.
A partit de ce moment-là, j'avais commencé à naviguer dans cette direction, vers la terre des cigognes entre la Vistule et le Danube. D'abord par l'imagination, puis au moyen de vieux trains, de vélos, d'autocars, de péniches. Je viens d'une terre de mer, de rocs et de vent. Pour moi, c'est plutôt une bas qu'une ville. Trieste, agripée à l'extrémité septentrionale de la mer Méditerranée, est mon refuge, un lieu que Dieu se complait de temps en temps à touiller avec sa grande louche, déchaînant une tempête d'air et d'eau que l'on appelle "la Boras", un vent furieux qui souffle de la terre. Trieste est ma cachette (...)
Depuis ma naissance, j'ai vécu en équilibre précaire sur cette faille où je réside comme sur le fil de fer d'un funambule. Je suis un homme de frontière, posé entre des langues et des cultures, entre la mer et la montagne. A Trieste, entre les Alpes et la Méditerranée, il n'y a rien, et même les faits les plus menus témoignent de cette contiguïté insensée. La distance entre un mouillage et le théâtre lyrique est de cinquante mètres, entre le bateau et le bistrot elle est de trente mètres. Dans une rue à deux pas du centre, une vieille dame a adopté un mignon petit chien qui fouillait parmi les ordures et ce n'est qu'au bout de quelques mois qu'elle s'est rendue compte qu'il s'agissait d'un loup. Un chevreuil, descendu au plus noir de la nuit et terrifié par la circulation matinale, ne trouva pas d'autre moyen de s'enfuir que de plonger dans la mer en plein centre-ville, et il m'est arrivé plusieurs fois de lire que des ours slovènes étaient venus prendre leur goûter dans les poulaillers des environs. (...)
Il y a des soirs d'automne, quand la brise se lève, que l'air devient comme du verre et que les ferries à destination d'Istambul larguent leurs amarres pour passer devant les alpes qui commencent à peine à blanchir, où j'ai vraiment l'impression que Dieu nous envie, nous autres bâtards de sang mêlé, perchés sur ce fabuleux escarpement entre deux mondes. Nous qui, en montant sur un m^le, pouvons voir sans bouger d'un millimètre l'Europe et la Turquie, imaginer les iles d'Ulysse et les brasseries de Prague ou Hrabal ( n.d.c.: écrivain tchèque de la seconde moitié du XXe siècle) cherchait ses personnages, deviner sur les nervures des collines le front de la Grande guerre qui s'entrelace au rideau de fer, flairer les entrepôts de la Sérénissime bourrés d'objets venus d'Orient et en même temps humer l'odeur des steppes au-delà du Danube.
Ainsi, quand les frontières ont commencé à disparaître et que la rhétorique de la mondialisation a plongé dans la crise le sentiment d'un Ailleurs, lentement, par esprit de contradiction, j'ai senti croître en moi la nostalgie d'une vraie frontière, comme celles d'autrefois, avec les barbelés, les regards torves, les bagages passés au crible et le silence tendu devant l'homme en uniforme qui tenait votre passeport. Oui, il fallait faire un grand voyage le long d'un limes ( n.d.c. : systèmes de fortifications romains), pour reprendre le terme latin, c'était cela le désir inexprimé que l'ami Moni- barde strident et transfrontalier- avait tout simplement rendu explicite et désormais impossible à remettre. Partir donc, mais où? Le rideau de fer n'existait plus, les barbelés avaient été remplacés par des espaces domestiqués, des musées et des pistes cyclables. Pour chercher des terres sauvages, il fallait aller au-delà de la Puszta (n.d.c. : steppe hongroise), à la limite orientale de l'union européenne.
Là, peut-être, commençait encore un "autre monde".

"Et maintenant, vieux barbichu, elle va te manquer cette foutue frontière". Paolo Rumiz- traduit de l'italien par  Béatrice Vierne-



Ce  texte  sur le thème de: "quelles frontières?"  a été recueilli par Frédéric Joignot et publié dans le Monde Magazine n°91  dans  le cadre du festival "Etonnants Voyageurs" qui se tenait  ce week-end à Saint-Malo


envoyé par: Cassagnari

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