lundi 19 juillet 2010

AÏE UN POETE! -première-



"Oui, et bien oui, mes amis, quoi? Un poète, oui, voilà. Pas la peine de nous faire cette tête de condoléance, de hausser les épaules, de froncer les sourcils, de lever les bras au ciel ou de vous gratter le menton, l'air goguenard. Ni de filer en douce.


Si ça existe encore des poètes? Mais il y en a aujourd'hui plus que la terre en a jamais porté, hommes ou femmes, jeunes ou vieillards, parleurs ou chanteurs, faiseurs de livres ou crieurs des rues et je parie qu'il n'y a pas de lieux du monde, d'Afrique au Groenland, de Sibérie aux Caraïbes, qui n'ait ses poètes. On ne les voit pas à la télévision? Et alors? Parce qu'on existerait que si on passe à la télévision?

Ah, vous voulez savoir à quoi ça ressemble, un poète...Mon Dieu, à rien de particulier. ça ne se porte pas sur le visage. Pas d'uniforme et pas d'insigne à la boutonnière. Pas de diplômes et pas de médailles. C'est à la fois plus simple et plus compliqué. C'est dedans que ça se passe. Dans la tête et dans les tripes, et si ça se reconnaît, c'est peut-être à une certaine façon de parler des choses, même les plus ordinaires: plus secrète, plus grave, plus étonnée ou plus gourmande. En prononçant chaque mot comme s'il en valait mille, comme s'il disait ce qu'il dit soudain mille fois plus encore.


Des rêveurs? Des songe-creux, des vagabonds, des pas-comme-les-autres, qui marchent sur les eaux ou qui volent dans les nuages avec les oiseaux et les anges? Alors là non, faites excuse, mais vous n'y etes pas du tout. Un poète, ça fait les courses et ça a mal aux dents, ça se soucie du chômage et du sida, comme tout le monde. Et quand il parle, dans ses poèmes, il parle des choses les plus banales, qui sont celles de tout le monde: de ses doutes, de ses joies, de ses colères, de ses peurs, de ses défaites, de ses étonnements, de son désir d'être autre chose, d'être autrement, de ce qu'il ne comprend pas, de ce qu'il croit comprendre dans les instants de sa vie qui sont les instants de tout le monde. Non seulement le poète ne vit pas ailleurs, dans un beau rêve lointain mais il n'y a pas plus passionné, plus curieux de ce qui se passe en lui et autour de lui. La différence, il y en a une, c'est qu'il prend le temps d'en parler, d'y penser, de s'interroger, de regarder: comme un gosse qui s'arrête devant le plus bête des cailloux sur le chemin et reste là, une heure peut-être, à le tourner et le retourner dans ses mains, à le peser, le caresser, le lancer, le regarder avec des yeux ronds comme des melons.



A quoi ça sert? Bon, là vous avez compris, ça ne sert à rien. Strictement à rien. A rien en tout cas de ce qu'on dit important dans notre drôle de monde: ni à être connu (pour ça mieux vaut faire du foot ou  montrer ses fesses à l'Arc de Triomphe) ni à gagner de l'argent, ni à devenir chef, ni à réussir dans la vie, ni à arrêter les guerres, ni à donner du pain à ceux qui n'en ont pas.

Mais, sauf votre respect, à quoi ça sert de dire "aïe" quand on reçoit une pierre sur le pied, ou "je t'aime" à un beau visage? Et comment faire pour ne pas le dire?

Bon ça commence à vous agacer. Tant mieux. Asseyez-vous et reprenons depuis le début.


La poésie ça vous barbe, c'est inutile, vous n'avez pas le temps, ce n'est pas sérieux, c'est bon pour les petites filles boudeuses ou des illuminés solitaires et romantiques, c'est charmant comme un bouquet de fleurs, mais à choisir mieux vaut un steak sur la table, et puis, de toute façon, on n'y comprend rien!

Vous avez raison, on n'y comprend rien, en tout cas si l'on veut comprendre comme on comprend "passe-moi le sel" ou "un plus un égale deux". Mais de cela on reparlera plus tard. Voyons les choses dans l'ordre.

D'abord la poésie, ce n'est pas ce que vous croyez. Comment dites-vous? Vous ne croyez rien? Eh bien si, justement, sinon vous ne feriez pas, quand on vous propose de lire un poème, ces têtes de légionnaires romains à qui le centurion Jenpeuplus  demande d'aller se frotter aux Gaulois.

Par exemple la poésie ce n'est pas du joli-doux-mignon qui servirait à cacher, comme un parfum délicat, la misère, la tristesse et le souci. Elle ne cherche pas à déguiser la vie sous de belles parures. Au contraire, elle met la vie à nu et nous la montre telle qu'elle est, sans mensonge, rude et douce, chaude et froide, brève et immense.



La poésie ne veut pas vous distraire ou vous divertir, c'est-à-dire vous aider à oublier les choses graves. Au contraire, elle ne vous parle que de choses graves, elle vous parle, les yeux dans les yeux, de ce dont personne n'ose vous parler, sauf peut-être vos meilleurs amis, parce que justement c'est trop grave: la mort qui rôde autour de vous, le désir qui fait trembler les doigts, le terrible silence du ciel dans la nuit, le rêve d'un baiser, la solitude dont on ne sort pas, ce grand silence au fond de soi dont on ne sait que faire, la joie étrange, stupéfiante, de se sentir soudain heureux pour rien dans le soleil. Soyez-en sûrs: la poésie n'est pas une berceuse, elle n'a pas de précautions, elle va droit au but et met les pieds dans le plat de l'existence.

Et n'attendez pas de la poésie des vérités toutes cuites, toutes prêtes, bonnes à croire. Elle ne fait pas la morale. Elle ne dit pas, comme trop de gens: "Moi je sais, faut faire comme ci, comme ça, etc" Elle hésite, elle questionne, elle s'interroge, elle est inquiète, comme vous, de ce qu'elle ne comprend pas. Mais c'est une inquiétude heureuse le plus souvent parce qu'elle apprend ( ça évite l'ennui en tout cas) que la vie bouge, qu'on n'en a jamais fini avec l'inconnu, qu'il y a toujours du neuf, que l'histoire de chacun et l'histoire de tous sont multiples et infinies comme là-haut les troupeaux d'étoiles.
Au fait, pour tout dire, c'est ça la poésie, d'abord et surtout: une questionneuse enragée. Moins il y a de réponses plus elle interroge comme ces marmots de cinq ans qui vous courent après en vous tirant la manche avec leurs demandes impossibles: et pourquoi-ci, et pourquoi-ça?



Comme quoi, vous voyez, mes amis, être poète ce n'est pas seulement écrire des poèmes. C'est une manière de vivre, une façon particulière de traverser le monde: L'oeil et l'esprit ouverts, curieux de tout. Le poète est un étonné perpétuel, passionné du nouveau, de l'étranger, de l'autre, de tout ce qui lui enseigne que dans ce qu'il voit, entend, fait chaque jour, il y a mille secrets cachés, un inconnu qu'il ne finira jamais d'explorer. Qu'il y a un autre monde dans le monde, tout aussi vrai que le premier mais plus vaste. Chaque poème est comme un compte-rendu d'une expédition dans ce monde sans limites. C'est pourquoi il y a mille milliards de poèmes, c'est pourquoi il y a toujours eu et il y aura toujours des poètes. Mais je le répète, pas de malentendu! les poètes n'explorent pas un monde ailleurs, mais notre monde à tous. L'ailleurs de notre monde. Les deux pieds sur terre. Bref, la poésie c'est l'aventure. Avec, comme toute aventure, ses échecs, ses randonnées inutiles, ses retours bredouille...

Ah! tenez, je vois que vous commencez à comprendre à quoi ça sert la poésie. Pas tout à fait à rien, n'est-ce pas?  ça sert à voir plus loin, plus profond dans l'obscur. a marcher tête haute dans l'inconnu. A apprivoiser la nuit qui est en soi et quand on a apprivoisé la nuit, on n'a plus peur des faux monstres, ou du moins on sait en déjouer la menace; ça sert à savoir que rien, être ou chose,n'a un sens définitif, que rien n'est simple et que cette complication est une chance. A savoir que ce qui est visible ne vaut que par l'invisible qu'il porte. Bref, ça sert à grandir, à ne jamais cesser de grandir, d'agrandir sa compréhension du monde. "La poésie est un extraordinaire accélérateur de la conscience" disait le poète argentin Roberto Juarroz".../...
Jean-Pierre Siméon
à suivre...

4 commentaires:

  1. La nuit tombe parfois
    comme un bloc de pierre
    et nous laisse sans espace.
    Ma main ne peut plus alors te toucher
    pour nous défendre de la mort
    et je ne peux plus moi-même me toucher
    pour nous défendre de l'absence.
    Une veine jaillie sur cette même pierre
    me sépare aussi de ma propre pensée.
    La nuit devient ainsi
    la première tombe.

    (Quinzième poésie verticale)

    http://grain-de-sel.cultureforum.net/poesie-ininterrompue-f1/roberto-juarroz-argentine-t4694.htm?highlight=juarroz#163186

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  2. c'est toujours un bonheur de découvrir une pépite...

    merci Rotko
    un texte -fort- qui illustre parfaitement la "démonstration" de Siméon ou plutôt une certaine idée que l'on pourrait se faire de la poésie...

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  3. Bravo d'avoir mis en ligne ce texte lumineux !

    J'ajouterai que les 50 poèmes de l'anthologie qu'il précède dans le livre (papier) publié par le Seuil en février 2008 fournissent une excellent échantillon permettant de tester pour soi-même tout ce que Jean-Pierre SIMEON nous dit là.

    Pour info, il existe une vidéo du même auteur et du même tabac que nous avons relayé sur notre site justement pour répondre à ce type d'interrogation.
    Voir le lien bleu en bas de la page : https://sites.google.com/s​ite/axolotletdominiqueguil​lerm/

    AxoDom Guillerm
    Kenavo

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