samedi 30 janvier 2010

Pour voyager, il faut une bonne fenêtre à sa portée




Les fenêtres du voyageur


"Devant moi, je découvre cette photo représentant une fenêtre gigantesque et des mains fragiles agglutinées aux vitres cherchant désespérément l'ouverture vers l'autre monde.
L'image des nuages qui s'y reflète m'emporte au point de basculer dans mon enfance.

J'avais deux ans. Je venais juste d'apprendre à me tenir debout et comme tous les enfants de mon âge, je voulais découvrir de nouvelles sensations. Je me souviens de ce moment où j'avais traîné la petite chaise jaune en plastique jusqu'à la table pour me rapprocher le plus possible de la fenêtre. Ma curiosité, animée par le désir de découvrir ce qu'il se passait de l'autre côté allait être comblé. Souple, à l'époque, j'avais réussi à escalader sans difficulté.

Enfin !
J'admirai à mon tour ce que ma mère contemplait tous les matins en préparant le petit-déjeuner : un immense champ verdoyant garni de pissenlits. Suivant le rythme du vent, les brins d'herbes se balançaient de gauche à droite comme bercés par le temps.
Le ciel, ensoleillé, était teinté d'un bleu clair et des papillons colorés aussi beaux les uns que les autres faisaient la course.

La peur au ventre, j'étais redescendu aussi vite que j'étais monté lorsque j'entendis au loin les pas de ma mère dans le couloir qui se dirigeait dans la cuisine.
Depuis ce jour-là, à chaque fois que je ressens l'envie de m'évader je suis les conseils de mon grand père qui me disait : Ma petite fille, pour voyager, il faut une bonne fenêtre à sa portée.

Je suis curieuse de savoir pourquoi ce photographe a choisi de figer cet instant. Qui est cet enfant ? À quoi pense t'il ?
Le thème de l'exposition est l'exil. La galerie est entièrement habillée de photos aussi belles qu'énigmatiques. Chacune à son ombre, chacune a sa morale.

La plupart des visiteurs sont restés de longues minutes à s'imprégner de cette image. À mon tour, je m'assieds imaginant la vie de ses mains, de cet enfant perdu dans le vide.

Sans doute était-ce la fenêtre d'une personne terrorisée à l'idée de sortir, de s'évader ? Sans doute était-ce la fenêtre de mon ancien voisin, enfant, que j'ai connu il y a quelques années. Il n'est plus de notre monde.

Il passait ses journées à la fenêtre. Il est parti le jour où le docteur Limenstein est venu m'annoncer qu'il souffrait d'un complexe de survie.
Un complexe de survie ?!
Au début, je n'avais pas compris. J'étais la seule à m'être inquiété de le voir toujours seul, traînant avec le peu de force qui lui restait pour faire ses courses et monter les six étages.

Ses journées ?! Il les passait enfermé chez lui, à observer les allées venues des passants. Il sortait peu. Tout le monde m'avait dissuadé de le rencontrer :

- Attention ! Ce vieux croûton grabataire passe son temps à nous surveiller de son air absent. Il observe tous ceux qui passent devant l'immeuble comme s'il attendait quelque chose ou quelqu'un.

Dans l'après-midi, vers 18h00, il sortait son violon. Derrière sa porte close, il en jouait pendant une heure. C'était le seul moment de la journée où les voisins de palier prenaient le temps de s'arrêter, l'écouter jouer son état. Sa musique nous touchait tous, d'une douceur extrême nous arrêtions volontiers de travailler, de surveiller les œufs aux plats, de repasser les dernières chemises du linge fraîchement lavé…..pour se laisser aller à rêver, transporté par ses mélodies.

À la fin, la vie de l'immeuble reprenait son court.
Le jour où je décidai d'aller le voir, la concierge avait voulu m'en empêcher. Elle m'avait dit :

- Ema, tu es folle ! C'est un vieux con Eliaz Lévy. Ne va pas le voir. Tu te mettras tout le monde à dos.

Puis, elle m'avait claqué la porte au nez, voyant que je ne changerais pas d'avis.

Je n'ai pas été surprise de voir ce vieil homme me recevoir avec sympathie. J'étais venu avec une boîte pleine de chocolat que j'avais pris le soin d'acheter la vieille, et il fut ému de voir que quelqu'un pouvait lui apporter un peu de réconfort.

Avec le temps, on a appris à se connaître et lui à se livrer. Un soir, il m'ouvrit la porte de son histoire : rescapé de la Shoah, il avait perdu toute sa famille retrouvée cristallisée dans un four à Varsovie. Je comprenais mieux maintenant le fait qu'il aimait bien rester à la fenêtre. C'était sûrement pour profiter de sa liberté et voyager.
Un jour son esprit à quitté notre terre pour retrouver les siens.

Il est 19 heures 30. La galerie ne va pas tarder à fermer. J'aimerais laisser un mot à l'artiste qui a pris ces photos. Il n'a pas pu être présent au vernissage. Sa femme, m'a gentiment apporté le livre d'Or, mémoire des suggestions de chacun.
J'ai mis du temps à chercher mes mots pour finir par lui dire :

Monsieur Licoln
J'ai été très touché par votre exposition photo. Celle qui m'a bouleversé c'est la numéro 3 " fenêtre du plein dans le vide ". Elle ouvre sur un autre monde, réel ou imaginaire et séduit par son somptueux mélange de concret et d'abstrait : nuages en contraste aux mains par exemple...
J'ai pu grâce à vous m'évader sans limites
Bravo !"

Ema

Cette nouvelle: "Les fenêtres du voyageur" est de Amel Bakkar et a été publiée sur le site "1000 nouvelles"

Photo: Patrick Pike

3 commentaires:

  1. ne connais pas anne;mais les larmes
    réveilleront perhaps......
    ....je ne sais quoi....si!!...
    EMOTION-

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  2. bonjour Cecile, un petit conseil: allez découvrir le blog de
    Anne, mon intuition toute masculine (mais quand même)...me dit que vous devriez aimer
    :-)

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